Rédigée par JLM sur l'ouvrage de SIMON Herbert A. : |
« Administrative Behavior. a study of the Decision-Making Processes in Administrative Organizations. Fourth Edition » The Free Press. N.Y. 1997. 368 p. |
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"Administrative Behavior" est un phénomène exceptionnel
: peut-on citer un autre ouvrage scientifique qui, publié en 1947,
soit régulièrement réédité (sans modification
et avec quelques additions) pendant 50 ans (en 1957, 1977 et 1997), traduit
dans presque toutes les langues (en français en 1983, version
tronquée de la 3e édition, 1977) et qui, ayant justifié
l'attribution du Prix Nobel d'Economie à son auteur (en 1978, "pour
sa recherche sur les processus de décision dans les organisations"),
puisse être tenu, cinquante ans après, pour le document scientifique
de référence pour toute recherche, tout enseignement sérieux
dans le domaine des organisations sociales (les sciences de l'organisation
et des processus de décision organisationnelles) ?
Ceci alors que dans ces cinquante dernières années, le monde a passablement changé ! (En 1947 - et a fortiori en 1945, année de publication de la thèse dont ce livre est issu - les premiers "computers" apparaissaient à peine).
L'argument pourrait suffire : un tel ouvrage, réédité
un demi siècle après avec quelques nouveaux commentaires de
son auteur dont l'activité et la vitalité à 80 ans
réjouissent tous ceux qui l'approchent et lisent ses travaux
récents), mérite d'autant plus l'attention que son sujet -
les organisations humaines (entreprises, administration,...) et leurs
comportements - concernent pratiquement tous les citoyens de la
planète : même si l'on ne fait pas profession de les
étudier, on ne peut guère les ignorer tant elles affectent
notre vie quotidienne.
Je crains pourtant qu'il ne suffise pas à susciter l'attention des
lecteurs francophones, sans doute parce que, sur ce sujet, tant d'auteurs,
universitaires et consultants, cherchent à se forger quelque
notoriété éditoriale qu'ils n'apprécient guère
qu'une uvre monumentale puisse leur faire de l'ombre ! Certains avaient
même, il y a quelques années, retrouvé une parade classique
: faute de pouvoir l'écarter, faisons bruyamment son procès
en l'accusant de mille horreurs qu'il n'a jamais écrites ou dites,
mais que l'on peut fustiger en se donnant bonne conscience. Si, ce procès
d'intention fait, ces bonnes âmes académiques avaient proposé,
en réaction, quelques contributions nouvelles, pertinentes et
argumentées à nos théories de l'organisation et de la
décision, on leur pardonnerait : même outrée, la critique
aurait pu être source de créativité scientifique. Mais
hélas, il n'en était rien ! On se faisait une réputation
en montrant qu'on osait critiquer un prix Nobel... et en dissimulant le fait
qu'aucune de ces critiques ne pouvait être sérieusement
argumentée par quelques citations authentiques.
Ces disputes, observera H.A. Simon provenant soit des économistes
dits classiques ou orthodoxes, furieux de voir un économiste se
référer à d'autres paradigmes que le leur, soit des
psychosociologues furieux de voir entrer dans leur corporation un collègue
qu'ils n'avaient pas assermenté et qui établissait quelques
propositions sérieuses qu'ils n'avaient pas su établir. Le
processus est certes fréquent à l'égard des novateurs,
mais puisque la parution de cette "édition du cinquantenaire" nous
donne une opportunité pour en prendre conscience, pourquoi ne pas
en profiter pour prendre conscience des effets pervers de ce traditionnel
conservatisme académique... et pour bénéficier d'une
opportunité de réactualisation de nos cultures ?
Un des avantages de l'exercice tiendra en sa concision : H.A. Simon a
organisé cette "4e édition complétée"
de façon pragmatique : plutôt que d'ajouter, dans une "2e partie"
quelques articles publiés depuis qui développaient tels ou
tels chapitres initiaux (ce qu'il avait fait pour la 3e édition de
1977), il a re-rédigé des "commentaires" sur chacun
des onze chapitres de l'édition originale, en les plaçant
immédiatement après le chapitre concerné. Si bien que
ces onze "commentaires" (au total une centaine de pages "nouvelles")
synthétisent l'essentiel des arguments "nouveaux" perçus importants
aujourd'hui par l'auteur : si, comme moi, vous êtes quelque peu lassé
par le verbiage des milliers d'auteurs qui publient depuis 50 ans sur
l'organisation et la décision, vous trouverez dans ces commentaires
une sorte de "noyau dur" qu'il importe de considérer lorsqu'on
s'intéresse à l'évolution des théories de
l'organisation et de la décision au fil d'un demi siècle
marqué par leur informatisation.
Bien sûr, ce faisant, vous repérerez peut-être quelques
autres arguments que vous tenez à la réflexion pour importants
et sur lesquels à votre gré, H.A. Simon n'insiste pas ou pas
assez : bonne occasion pour les identifier ! Pour ma part, ce sont surtout
les arguments relatifs au caractère auto-éco-ré-organisateurs
des processus décisionnels et informationnels que je serais aujourd'hui
tenté de mettre davantage l'accent. H.A. Simon ne les conteste
pas, mais il ne les développe peut-être pas assez, par crainte
peut-être de leur réduction précipitée au modèle
biologique souvent sous-jacent.
Mais c'est surtout à la composition de ce "noyau dur"
révélé par les onze commentaires enchâssés
dans les onze chapitres de ce livre (que je découvrais pour la
première fois en 1971, dans l'édition de 1957 donc), que l'on
a envie d'être attentif. Chacun à nouveau fera son miel de
l'exercice. Si l'on me demandait quel est l'argument le plus important que
j'en retiens aujourd'hui, alors que je viens de reprendre cette lecture chaque
fois renouvelée, je proposerais je crois le suivant... qui est au
cur du "Programme Européen Modélisation de la
Complexité" :
"La question centrale est celle de la représentation : comment
l'organisation se voit-elle elle-même (p. 328)... La structure
d'une organisation est elle-même la représentation des tâches
que l'organisation a été conçue pour exercer
(p. 124). La formulation d'un problème est elle-même
une activité de résolution de problème (p. 125)...
et différentes représentations du problème produiront
différentes propositions de solution...".
Mais l'exercice est décidément trop difficile : il est tant d'autres idées que je voudrais maintenant également citer !... Je ne peux qu'inviter à relire les réflexions de ce chercheur de 19 ans qui en 1935, en stage a la mairie de Milwaukee (Wisconsin) écrivait un rapport sur les difficultés d'organisation que rencontrait le service des parcs et jardins hébergeant un centre de loisirs pour les jeunes scolaires de la ville !... (Rapport non publié, dont H.A. Simon cite ici une page, p. 289). A moins que je n'invite les manageurs qui sans cesse veulent "faire simple" ("parce que les gens comprennent lentement", disent-ils) à relire cette "évidence" : "La clarté n'implique pas nécessairement la simplicité" (p. 84) !...
J.-L. Le Moigne.
P.S. : Dans ses développements sur la rationalité, H.A. Simon cite volontiers "Logique, la théorie de l'enquête" que J. Dewey avait publié en 1938. La "logique" de Dewey fut traduite en français en 1963 (réédition PUF, 1993 : cf. ma note de lecture dans "Le Cahier des Lectures MCX" n° 6, Lettre MCX n° 18, novembre 1993) : j'ai ainsi été incité à réouvrir ce livre : quel dommage pour nos cultures qu'il soit encore si méconnu en France ! Pourquoi les enseignants de logique ne substitueraient-ils pas J. Dewey à B. Russell dans leurs cours et leurs traités ?
Fiche mise en ligne le 12/02/2003