Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.-L. Le Moigne sur l'ouvrage de BONFILS-MABILON Béatrice et ETIENNE Bruno :
« La science politique est-elle une science ? »
     Ed. Flammarion (Domino). Paris, 1998. 128 p.

Les sciences de la société semblent avoir, au moins en France, des états d'âme. Il y a peu, un jeune économiste interrogeait : "L'Économie est-elle une science ?" (L. Honoré, cf. Cahier des Lectures MCX n° 14 et 15, mars 1998) ; et voilà que les politologues s'interrogent à leur tour "La science politique est-elle une science ?" (dans la même collection de poche, Domino, dirigée par M. Serres, qui accueille sans doute plus volontiers les chercheurs de "la périphérie" que ne le font les collections scientifiques traditionnelles). Parions que d'ici peu, un autre chercheur interrogera : "Les sciences de gestion sont-elles des sciences ?" ou "L'ethno-psychiatrie est-elle une science ?" ou... ! La liste des disciplines dites de "la périphérie des sciences" est longue, alors qu'elles aspirent toutes à une intégration éternelle au "Centre", ce pôle magnétique de la scientificité pure et sans tache,... ; et alors que le dit centre est déjà bien encombré : les candidats physiciens ou mathématiciens se plaignent plus encore - si c'est possible - que les candidats politologues du manque de postes... et de la trop faible féminisation des académies !

Cette situation - ou plutôt cette représentation de la situation par le paradigme du Panopticon (le centre, gratifiant, et la périphérie, marginalisante !) - n'est guère nouvelle et on peut s'étonner de l'étonnement des chercheurs qui la diagnostiquent. Son interprétation permet certes de comprendre aisément pourquoi dans les académies sinon dans les médias, les politologues sont gens tristes et moroses, frôlant parfois le délire de la persécution et assurant que si leur discipline est sans âme ni projet passionnant, c'est de la faute des autres. L'argument est ici fort bien plaidé, mais il conduit à une conclusion passablement dissuasive : "La science politique ne pourra pas rester sur son aventin : elle sera plurielle comme la société qui la produit ou disparaîtra comme le droit romain (ah, l'Avantin !) au profit du "management"". (S'ils savaient en quel état est "le management", ils ne se hasarderaient pas à le faire profiter des restes de la science politique croupissant sur l'Avantin !). Il ne suffit pas de faire, de façon allusive, procès des épistémologies cartésiano-positivistes qui garantissent la scientificité des sciences dures (ou "du centre", p. 69), il faut aussi, et je crois d'abord, s'exercer à expliciter les fondements épistémologiques bien réfléchis sur lesquels nos civilisations peuvent aujourd'hui assurer leur convention d'enseignabilité (que peut-on, que doit-on, que veut-on, aujourd'hui, légitimement enseigner ? : Est-il une autre définition acceptable de la scientificité par et pour les sociétés démocratiques ?). Si l'on s'y exerce, le paradigme du centre et de la périphérie devient fort contingent et bien peu pertinent : le paradigme de l'archipel des connaissances peut aisément et utilement le remplacer. Mais l'exercice requiert une ascèse épistémique que les tenants des disciplines innovantes ne doivent pas refuser. Il ne suffit plus d'écrire : "Nous pensons que la science politique est une science par ses méthodes, son langage, son objet, que tout au moins sa validité est générale"... pour convaincre ! Pour que la science politique produise des savoirs enseignables au XXIe siècle, ne doit-elle pas d'abord expliciter ses projets de connaissances dans les contextes culturels en permanente transformation au sein desquels elle peut se déployer ? Elle ne doit pas faire comme si elle ne se développait pas dans une riche histoire, dans une tension paradigmatique, qui de G. Vico à Condorcet, ou de l'économie politique d'avant les physiocrates ("La science du gouvernement" de l'Abbé de Saint Pierre paraît en 1725) à la mathématique sociale des théocrates de la planification. La science politique ne peut-elle être une science fondamentale de l'ingénierie, une ingénierie de systèmes complexes, encore à inventer ? Pour que puisse se développer quelques "projets de civilisation" fondant une "Démocratie cognitive" (E. Morin), ne faut-il pas que la science politique se réinvente elle-même (... ou qu'elle revienne à ses propres sources, d'Aristote à G. Vico...) ?

Interpellation que suscite cette réflexion bien documentée et attachante dans son intention. Ce ne sera pas un des moindres mérites de ce petit livre que d'ouvrir assez la boîte de Pandore de l'ingénierie de la démocratie, pour que les citoyens découvrent qu'ils peuvent poser quelques nouvelles questions, et que les chercheurs perçoivent que les citoyens construisent avec eux les savoirs qu'ils enseignent - qu'il s'agisse de la fermeture délibérée des Superphénix ou de la réinvention de la délibération civique au sein de nos cités. Les petits ouvrages de Y. Papadopoulos ou de L. Parini, dont on rendait compte dans le précédent Cahier des lectures, comme le livre pionnier de J.­L. Vullierme "Le concept de Système Politique" (PUF, 1989) que les deux auteurs n'exploitent pas assez, alors qu'il alimente si richement le débat, pourront, avec d'autres, concourir au renouvellement de ces réflexions dont le statut académique de la science politique n'est que le prétexte contingent.

J.-L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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