Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de LAPOUJADE David : |
« William James, empirisme et pragmatisme » Ed. PUF, Paris, 1997. 128 p. |
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En étudiant il y a quelques mois le livre manifeste d'Ilya Prigogine,
"la fin des certitudes" (Ed. O. Jacob, 1996), j'étais surpris
de noter l'attention que cet éminent physicien contemporain accordait
à la pensée de W. James : que l'uvre - apparemment presque
oubliée en France - de ce philosophe de l'empirisme radical
et du pragmatisme intéresse une des plus audacieuses
réflexions épistémologiques contemporaines pouvait sembler
étonnant, d'autant plus que rares sont encore les chercheurs et les
philosophes des sciences de langue française qui s'y réfèrent.
Certes W. James (1842-1910) était américain et son premier
grand ouvrage publié en 1890 traitait des "principes de la
psychologie" : ... tant d'autres psychologues éminents ont
occupé depuis le devant de la scène, de Freud à Piaget
! Pourtant H. Bergson ou P. Valéry l'admiraient, et son influence
sur la pensée d'H.A. Simon différenciant la rationalité
délibérative du rationalisme déductif, est explicite
et manifeste. Ce qui m'incitait à lire cet étonnant et attachant
penseur... et ce qui me conduisait à m'étonner de la
difficulté d'accès à ses ouvrages traduits en français
: la plupart furent pourtant traduits entre 1901 et 1916, mais ils sont
aujourd'hui introuvables sauf en de rares bibliothèques.
Curieux phénomène, me disais-je, que celui qui veut que les
penseurs que l'on cite volontiers comme sources des
"épistémologies non cartésiennes" (pour parler
comme G. Bachelard) ne puissent être aisément disponibles sur
la table de l'honnête homme de langue française : les éditeurs
sont-ils si frileux ? Pyrrhon, que lisait Montaigne, vient seulement d'être
réédité (via Sextus Empiricus et P. Pellegrin,
Seuil, 1997 : cf. le Cahier des Lectures n° 16) ; les oeuvres de G.
Vico, que lisait Michelet, ne sont accessibles que dans des éditions
partielles (La Science nouvelle, Gallimard TEL, 1993, déclare
traduire l'édition de 1725 alors qu'il s'agit de "L'intégrale"
de 1744, elle-même fort bien retraduite en français il y
a longtemps, chez Nagel ; les Cahiers de Léonard de Vinci
(Gallimard TEL)) qui inspirèrent P. Valéry ne sont disponibles
que dans une vieille traduction de l'anglais E. Maccurdy qui ignore les dessins
et figures qui accompagnaient l'original ; etc.
Aussi faut-il se féliciter de l'initiative modeste et prudente de
D. Lapoujade présentant dans une petite édition de poche la
contribution fondatrice de W. James à ce que l'on pourrait appeler
une "épistémologie empirique" (le mot est de H.A. Simon)
ou une "épistémologie pragmatiste" si le mot
"pragmatisme" n'était disputé entre philosophes, linguistes,
psychologues et politologues (W. James parlait alors de
"perspectivisme"). En attendant que nous disposions des textes originaux,
cette présentation campe une présentation de l'empirisme radical
et du perspectivisme qui s'avère fort utile pour éclairer nos
réflexions contemporaines : "L'épistémologie est
évidemment inséparable de la pratique dans laquelle elle nous
engage - connaître c'est savoir comment agir sur une réalité
d'après une idée..." (p. 82).
Le procès d'intention en "relativisme" (satanique) que les orthodoxes (ou les "absolutistes") font aujourd'hui encore aux épistémologies constructivistes, était déjà en vogue du temps de W. James, qui rappelait fort sagement : "Il ne s'agit pas de dire que "tout est relatif" mais que toute vérité est inséparable du point de vue de qui l'énonce. C'est à cette seule condition qu'un énoncé a un sens : le perspectivisme n'est pas relativiste, il renvoie à une fonction d'interprétation" (p. 52). Sur "le besoin du possible", sur la dialectique de la croyance et de la confiance (convention), sur la formation de la connaissance en réseau ("de proche en proche, morceaux par morceaux, sans que ces morceaux convergent en unité finale... Lignes raccordant des expériences, réseaux indéfiniment constructibles..."), ... autant de thèmes parmi bien d'autres qui retiendront volontiers notre attention aujourd'hui. Sans doute regrettera-t-on que D. Lapoujade soit passé trop vite sur la conception de la rationalité procédurale et délibérante chez W. James ? Peut-être la présentation du "néo-pragmatiste" contemporain R. Rorty est-elle un peu trop caricaturale (bien que les lignes citées (p. 123) soient en effet surprenantes !). Et l'absence de liens entre les réflexions connexes de deux autres "pragmatistes" américains non moins célèbres, C. Peirce et J. Dewey, complique la tâche de l'interprète. Mais D. Lapoujade nous fera valoir qu'il ne disposait que de 126 petites pages !... Remercions-le plutôt de nous donner quelques premières clefs utiles pour enrichir notre "intelligence du faire" et éclairer nos déambulations dans le labyrinthe du "savoir pour faire et du faire pour savoir".
J.-L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003