Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de GöDEL : |
« Le théorème de Gödel » (traduction de langlais et de lallemand par J.B. Scherer), Editions du Seuil (Collection Sources du Savoir), Paris, 1989, 185 pages. |
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La "Gödelite" sévit encore avec tant dintensité quil nest pas inutile dinviter les exégètes de Gödel à revenir aux sources : lire et méditer enfin larticle illustre que K. Gödel publia en 1931 pour porter un coup darrêt au programme "follement scientiste" et même "effrayant par sa conception du monde dun mécanisme implacable" que Hilbert proposait aux mathématiciens en prenant sa retraite en 1928 ! Coup darrêt qui fut dailleurs longtemps, et est peut-être encore aujourdhui, un coup dépée dans leau, tant furent nombreux les mathématiciens qui ignorèrent avec superbe cette "démonstration de lindémonstrabilité des axiomes de larithmétique !" : Hilbert navait-il pas déjà définitivement banni Brouwer qui affirmait la "constructibilité" (et donc lartifice au nom du formalisme pur de la science positive) des propositions mathématiques ? Et les Bourbakistes, qui se constituaient alors en armée conquérante des terres "mathématiques nouvelles" ne se référaient-ils pas au Programme de Hilbert pour assurer avec quel succès de 1950 à 1980 leur autorité sur la corporation ! Sans doute est-ce cette indifférence trop ostensible de la plupart des mathématiciens de cette longue période à toute réflexion sérieuse sur "la question des fondements", et donc sur la légitimité épistémologique de leur discipline proclamée "reine des sciences", qui finit par attirer lattention des autres sciences, et en particulier de linformatique naissante (sans le non moins célèbre article dA. Turing de 1936, peut-être ignorerions-nous encore le "théorème de Gödel" ? Et J. Von Neumann naurait peut-être pas songé à dire de K. Gödel quil était "le plus grand logicien depuis Aristote" ?). Le fait est que les sciences de lhomme et de la société puis les sciences de la vie et les sciences fondamentales de lingénierie prirent progressivement conscience dans les années 70-80 de lexistence de ce théorème de Gödel et de son intérêt tactique pour échapper aux jugements académiques humiliants que leur imposent les courtisans assermentés de la Reine des sciences, regroupés dans la riche forteresse des sciences dures (quils proclament sciences exactes !). Si larithmétique (puis par extension, les mathématiques et la logique formelle) doit convenir quelle ne peut pas démontrer les axiomes sur lesquels elle fonde ses démonstrations (elle ne peut pas démontrer par elle-même sa propre "consistance"), pourquoi pourrait-elle arguer que les propositions que développent les disciplines douces sont moins vraies, ou moins scientifiques, ou moins légitimes que les siennes ? La soit-disant reine des sciences est aussi nue que les autres disciplines et elle ne dispose pas du privilège régalien ou académique de linfaillibilité scientifique.
Linculture épistémologique (ou, ce qui revient au même, la prégnance des épistémologies positivistes) est si manifeste depuis un siècle que ce théorème de Gödel est ainsi tenu pour bien rassurant ; hormis les tenants intégristes des mathématiques formelles et du bourbakisme (cela fait encore beaucoup de monde, surtout dans les académies !), chaque scientifique se donne volontiers bonne conscience en mentionnant à lappui de sa thèse le théorème de Gödel : J.Y. Girard appelle cela "la gödelite". Je suis pourtant de ceux qui pensent que même sans la démonstration mathématique de Gödel de 1931, la proposition épistémologique que lon en infère serait aussi pertinente, plausible, convaincante Labolition de ce privilège de la transcendance dune discipline (quelle soit métaphysique, théologique ou mathématique) nimplique pas son bannissement mais plutôt sa "promotion à létat laïc", ce qui va de "sens commun" dans une société républicaine !
Mais puisque la démonstration de K. Gödel existe, assurons-nous au moins, par probité intellectuelle, que nous la comprenons et que nous linterprétons avec "lobstinée rigueur" qui sied aux scientifiques : lexercice pendant longtemps ne fut guère aisé : le texte de K. Gödel, rédigé initialement en allemand, est de lecture difficile pour qui nest pas familier des notations des "Principia Mathematica". Il redevint accessible en 1958 en anglais avec une longue introduction de deux philosophes épistémologues, E. Nagel et J.R. Newman : cest cette longue et claire exposition qui est enfin traduite en français en 1989 avec le texte de larticle mythique de K. Gödel de 1931. Un billet dhumeur du logicien français J.Y. Girard propose quelques interprétations sur un mode polémique en guise de conclusion : "La gödelite est une maladie non reconnue par la sécurité sociale, mais dont les ravages sont certains" Qui ou quoi ici est ravagé ? Le lecteur est tenté de retourner contre le logicien largument quil privilégie. "Comment vulgariser sans être vulgaire, that is the question ?" (p. 167) Question pour qui ? ; U. Eco avait déjà répondu, en ne confondant pas intelligibilité et vulgarité : "Séverin qui nétait certes pas un bon logicien, réfléchissait cependant selon sa propre expérience" ("Le nom de la rose"). Il est probable que J.Y. Girard, lui "bon logicien", voulait prendre ses distances avec ses aînés, E. Nagel et J.R. Newman, dont "le point de vue est discutable (car) la philosophie plus ou moins affichée de (leur) texte est le néo-positivisme" (p. 147) : péché véniel, me semble-t-il, puisque les deux auteurs anglo-saxons (qui écrivaient en 1958, 30 ans plus tôt), ne sen cachent pas : que pouvaient-ils soutenir dautre en 1958 ? Péché plus véniel me semble-t-il que celui de J.Y. Girard, qui ne nous dit pas doù il parle et qui dissimule mal une sorte de positivisme primaire ou naturaliste qui ne fait profession d"antiréductionnisme" que par son titre !
Mais limportant nest pas là : lire le texte de 1931 de Gödel, en effet difficile, est un exercice salubre pour lesprit : on prend conscience des limites réfléchies de son propos : "Il nexclut pas la possibilité dune démonstration métamathématique de la consistance de larithmétique. Ce quil exclut, cest la possibilité de réfuter cette démonstration dans les déductions formelles de larithmétique" (p. 91) : Autrement dit, la voie des raisonnements auto-référentiels (voire des logiques auto-référentielles) reste ouverte ; à nous désormais de nous y engager, sans nous embarrasser de la caution de Gödel pas plus que des interdits logiques de Russel ou de Hilbert
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003