Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de HAINAUT Jean (ed.) :
« Valéry : Le Partage de midi " Midi le Juste " »
     (Actes du Colloque international, Collège de France, nov. 1995). Ed. Honoré Champion, Paris, 1998, 271 pages.

Sans doute est-ce d’abord et surtout le texte de Judith Robinson-Valéry, "L'Homme et la coquille". La forme en devenir" qui nous incite à retenir cet ouvrage dans notre bibliothèque des nouvelles sciences de la complexité ? Mais quelques autres études, plus classiques pourtant, auraient aussi attiré notre attention, une attention parfois critique et parfois étonnée dans le cas des remarques originales de Jean Petitot sur "quelques réflexions morphologiques de Paul Valéry". Le lecteur pressé nous interrogera sur la pertinence d'un tel intérêt : les professionnels de la critique littéraire des œuvres anciennes sont aussi nombreux que prolixes, et il est tant d'auteurs auxquels ils peuvent consacrer leur polémiques exégèses, qu'il préfère attendre que la vague des modes se retire laissant sur le sable quelques rares merveilles.

Le cinquantenaire de la disparition de Valéry a, selon l'usage, suscité une telle vague, et les valéryanistes aiment tant débattre entre eux de ses œuvres poétiques qu'ils ne se soucient guère, habituellement, des incongruités épistémiques et scientifiques de leur poète préféré. Or ce sont précisément ces incongruités qui ici nous passionnent et nous semblent si pertinentes pour nous aider à comprendre cette "psychologie de la Connaissance - ou Science en général" (p. 103) que requièrentt nos tentatives d'intelligence de la Complexité aujourd'hui. Incongruités (aux yeux du critique littéraire) dont ce recueil récent nous donne, presque par surcroît quelques échantillons originaux qui légitiment, je l'espère, mon propos, ici et maintenant.

""L'homme et la coquille", paru en 1937, est un des textes les plus riches que je n'ai jamais lu sur la complexité d'une part de la notion de forme, et d'autre part de celle d'organisation interne. C'est aussi un des textes les plus remarquables de Valéry… Pour ma part, j'y ai trouvé, très jeune, un merveilleux et mystérieux point de convergence entre la philosophie, l'épistémologie et la science. Car la coquille rassemble en un concentré très dense des propriétés qui concernent à la fois la biologie, les mathématiques et des sciences plus récentes… telles que la morphologie, ainsi que l'art ou plutôt l'esthétique… Magistrale leçon d'épistémologie que Paul Valéry nous donne au sujet de cette coquille si apparemment contradictoire… méditation… sur les limites de nos perceptions, de nos concepts, de notre capacité d'imaginer et de représenter de nombreux aspects du monde extérieur…" (p. 197-199). Méditation que reprend Judith Robinson-Valéry, en l'éclairant de multiples images et références qui révèlent "la pleine maturité de la méthodologie intellectuelle valéryenne" (p. 205), pour nous conduire à cet instant "dramatique" et presque ultime de la pensée de Valéry : "passage écrit par un homme qui savait qu'il était en train de mourir" (p. 207).

"La sortie du gastéropode de sa coquille, chose très émouvante… Ce membre unique que produit l'animal, et qui est à la fois acte et substance, sensibilité et mobilité si étroitement jointes, et forme aussi. Pour la nature vivante, forme, substance, action passent l'une dans l'autre" (P.Valéry, Cahiers, T. XXIX, p. 875)…"

"La vie", ajoute-t-elle, "qui peut être considérée… comme une sorte de merveille où tout "se joint" si étroitement à tout le reste, forme, substance et action passant sans arrêt "l'une dans l'autre" - comme dans l'amour…" (p. 208).

Forme, substance, action, se joignant, si étroitement qu'on ne peut ni ne sait les disjoindre sans les mutiler : la métaphore de la coquille ne nous livre-t-elle pas l'intelligence de la complexité ? : "merveilleux et pourtant intelligible", disait déjà Simon Stevin de Bruges qu'aime citer H. Simon ; l'intelligence que nous reforgeons sans cesse de la coquille ne la "désenchante" pas, comme le veulent encore les réductionnistes, elle la rend plus "émouvante" ou émerveillante encore, comme la vie, comme l'être aimé, conclut J. Robinson-Valéry. Peut-être apprendrons-nous ainsi à conjoindre d'abord, au lieu de d'abord disjoindre, la Forme, la Substance et l'Action : les penser et les représenter… à la fois, inséparablement, comme Léonard de Vinci nous montre sans cesse dans ses Cahiers, son esprit et sa plume s'y exerçant.

Cette méditation est comme amplifiée dans ce recueil par les réflexions presque parallèles de Jean Petitot, familier des théories morphologiques contemporaines, heureux de demander à Valéry une caution aux thèses de R. Thom sur la problématique de la forme, en découvrant à son tour, avec un enthousiasme communicatif, "L'Homme et la Coquille", que P. Valéry rédigea en 1937. Beau texte qui, nous dit-il dès l'abord, "développe une rêverie gnoséologique sur ce qu'est à la fois objectivement et subjectivement une forme naturelle…" (p. 140). Embarras du lecteur familier de l'œuvre, qui y trouve une méditation (plutôt qu'une rêverie) phénoménologique (plutôt qu'ontologique) se souvenant de l'argument de Valéry regardant "pour la première fois cette chose trouvée", la coquille ramassée sur la plage de Maguelone : "…songer au faire. L'idée de faire est la première et la plus humaine… J'ai compris cet objet. Je me le suis "expliqué" par un système d'actes miens…". Non pas l'essence (ontologique) de la coquille, mais l'expérience (phénoménologique) que j'en ai. Allons-nous une fois encore vers une de ces récupérations scientistes, qui tolère, autour d'un noyau dur présumé inviolable, celui d'une mystérieuse objectivité scientifique "certifiée (dixit Platon) par les prêtres et les prêtresses qui seuls ont la connaissance de ces choses divines", un halo (ou un cytoplasme ?) plus souple, celui de la subjectivité, cette "esthétique contemplative".

On peut le craindre, mais on se reprend à espérer par le détour, incongru chez les scientistes, que J. Petitot fait aussitôt par la "Critique de la Faculté de Juger" de Kant, texte en effet essentiel mais trop longtemps banni par les académies, qui fait de "la dialectique et de la méthodologie de la faculté de juger téléologique" l'instrument de la cognition le plus légitime et le plus intelligible que peut se proposer l'esprit humain connaissant et par-là réfléchissant ses propres comportements. (C'est à dessein que j'écris ici "légitime", pour ne pas être entraîné dans le piège sémantique subrepticement placé par J. Petitot, qui parle de "légalité cognitive" sans nous dire qui sont les législateurs habilités !). Je ne peux ici proposer une discussion critique de la présentation, à mes yeux bien "tendancieuse", qu'il donne de "l'étonnante idée kantienne" (p. 146). L'important est plus dans la démarche que dans son résultat. Certes, en reliant, et en ne reliant que, "la géométrie" (ou la Forme) et "sa physique" (celle de ses substances possibles, et non La Substance !), par la médiation incongrue, et pourtant ô combien légitime, de la téléologie (la finalisation récursive, qui tient que "… tout est fin et réciproquement, moyen" – 3e Critique, p. 368, ed. Aubier 1995), il nous fait "perdre" si j'ose dire, le troisième terme, l'Action, et par là l'inséparabilité des trois termes, Forme, Substance, Action, (chacun, tour à tour, fin et moyen de la description) dont P. Valéry, puis J. Robinson-Valéry nous montrent à nouveau la fascinante puissance cognitive dans toutes nos entreprises de modélisation de la complexité.

Mais n'attachons peut-être pas trop d'importance à cette incomplétude et entendons-la dans la révolution épistémologique que propose ici cet éminent théoricien contemporain de la morphologie : en s'efforçant "d'élaborer une physique qualitative des morphologies phénoménales, disons une physique du sensible" (p. 152), Jean Petitot nous invite à restaurer enfin le primat de la description, qui propose de l'intelligible à dessein, sur l'explication qui réduit toujours le merveilleux "champ des possibles" à la fatalité du mécaniquement (ou statistiquement) nécessaire. "Je n'ai jamais cru aux "explications". Mais j'ai cru qu'il fallait chercher une représentation sur laquelle on put opérer, comme on travaille sur une carte ou l'ingénieur sur une épure… et qui puisse servir à faire" (P.Valéry, Cahiers, Pléiades, p. 854). Non pas une description "faute de mieux", parce qu'on ne sait pas encore "la maîtriser mathématiquement", comme semble le dire J. Petitot (p. 148-9), mais une construction délibérée et délibérante, intelligible donc, de possibles pour faire. (Dans une autre étude du même recueil, le physicien G. Lochack rappelle très justement que "Valéry considérait que la science avait dérogé en renonçant à décrire, pour se contenter de prédire", p. 157).

En concluant son article par une belle formule de H.A. Simon (reprenant la devise de Simon Stevin), J. Petitot adresse peut-être discrètement un appel à tous ceux qui s'efforcent de restaurer dans nos cultures scientifiques cette ascèse épistémologique dont elles avaient, depuis A. Comte, oublié les vertus ? Et même si ce n'était pas son intention, ce pourra être notre projet de lecteurs pensifs, attentifs aux sens de nos actes plus encore qu'à leur géométrie.

Dans une des conclusions de l'ouvrage, N. Bastet, reprenant les intéressantes contributions de J. Sebestik et, indirectement, de F. de Lussy, suggère que notre siècle a vu (ou commence enfin à voir ?) une "élaboration nouvelle de l'idée de "vérité"" : "des vérités sont des constructions et non des trésors", rappelait P. Valéry. L'entendre, ne sera-ce pas une nouvelle révolution culturelle, nous invitant à "agir à fin de…" plutôt qu'à "agir parce que …" ?

J.L. Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


 > Les statistiques du site :