Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de VIEL : |
« La santé publique atomisée. Radioactivité et leucémies : les leçons de La Hague » Ed. de La Découverte. Paris. 1998. |
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Lorsquon nous interroge sur la légitimation de nos travaux collectifs sur la modélisation des systèmes perçus complexes, on nous reproche souvent de privilégier les considérations épistémologiques plutôt que les "études de cas". Ce reproche est sans doute partiellement fondé, mais nous pouvons faire valoir les difficultés que nous rencontrons en pratique pour rendre publiques et aisément accessibles les études dites de terrain qui illustrent nos exercices effectifs de modélisation de la complexité. Aussi faut-il nous féliciter de la récente parution de cette "étude de cas" qui passionna les médias, et irrita les institutions scientifiques françaises en 1977 : peut-être vous en vous souvenez-vous encore ? En janvier 1997, la revue scientifique prestigieuse BMJ (Bristish Medical Journal) publiait un article du docteur et épidémiologiste français, J.F. Viel, présentant les résultats dune enquête approfondie sur le cas des leucémies denfants survenues aux alentours de lusine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague (Cotentin).
Etude qui allait susciter un déchaînement de passions déshonorant nombre dinstitutions et de personnalités scientifiques françaises, de lINSERM au Prix Nobel G. Charpak (qui qualifiera cette étude de "pure escroquerie", fin janvier 1997 alors que le Comité Scientifique quil faudra bien nommer ensuite reconnaîtra en février "le sérieux de cette étude"), comme, bien sûr, dun trop grand nombre de journalistes (quelques-uns pourtant sauvèrent lhonneur de leur corporation !).
J.F. Viel, épidémiologiste et professeur de santé publique va donc nous raconter la genèse, la réalisation et les interprétations de cette étude épidémiologique relativement classique : occasion pour ses lecteurs de se familiariser avec la complexité et le caractère transdisciplinaire de la recherche épidémiologique, puisquil parvient à la présenter de façon fort intelligible sans se protéger derrière un jargon réservé aux seuls spécialistes. On "comprend" le processus tâtonnant de formulation des hypothèses et dinterprétation précautionneuse, comme les réserves déontologiques et éthiques quappellent cette discipline ni plus ni moins "scientifiques" que les autres. Et on comprend la façon dont les pesanteurs sociologiques et culturelles, comme les pressions politiques, peuvent affecter la discussion de ses interprétations. Le comprenant, on se demande pourquoi certains scientifiques considèrent que les autres citoyens sont "trop bêtes pour le comprendre" ? et pourquoi ils devraient systématiquement entourer les "conclusions" dun voile opaque ?
On ne peut ici quinviter les chercheurs et les citoyens, quelles que soient leurs disciplines et leurs expériences, à lire cette "étude de cas de situation perçue complexe" : elle est aisée à lire, vivante, apparemment bien documentée ; la complexité est décidément intelligible dès lors quon souhaite décrire plutôt que prescrire en développant "précautionneusement" des connaissances argumentées.
Par nombre de ces aspects, elle rappelle une autre étude de cas, différente par son contexte, comparable par les questions quelle pose sur les rapports de la science et de la société : "Le roman de lalgue tueuse ; Caulerpa taxifolia contre la Méditerranée" dA. Meinesz (dont on rendait compte dans le Cahier des Lectures MCX n° 16 de novembre 1997). Et comme elle, elle suggère un appel plus insistant encore à la culture épistémologique des scientifiques comme bien sûr des citoyens : on est sensible aux efforts de J.F. Viel pour mettre sa discipline en perspective historique et méthodologique, mais on sinterroge sur le sens quil propose de donner aux connaissances scientifiques dans la cité. Certes on est sensible à sa requête de "lirruption des citoyens (dans) la science (qui) se décide et se construit". Mais cette irruption, pour être praticable, appelle la formation dun "civisme épistémologique" qui ré explicite sans cesse ses propres fondements. Aussi longtemps que le cartésiano-positivisme présidera à la légitimation institutionnelle des savoirs enseignables, nos sociétés auront du mal à savoir tirer "les leçons de La Hague" : nest-ce pas là une des leçons que lon peut tirer de cette vivante "étude de cas" ?
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003