Rédigée par Frédérique Lerbet-Séréni sur l'ouvrage de ARDOINO : |
« Penser lhétérogène » Desclée de Brouwer, 1998 |
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Jacques Ardoino et André de Peretti nous entraînent, sous forme de dialogue, dans leur voyage à la fois complice et conflictuel en complexité. Sans doute faut-il entendre, en toile de fond de leurs échanges, la question de léducation. Mais leur propos est bien plus large, et vise à élaborer les conditions de possibilité (théoriques, épistémologiques) dune pensée du complexe, sans concession réductrice, inscrite dans son ampleur anthropologique et politique.
Au fil de quinze entretiens, ils déploient leurs questions, leurs références, leurs doutes, leurs différends, leurs manques, reviennent parfois en arrière, se répètent, laissent quelques réflexions inachevées en suspens, et nous donnent ainsi une magnifique illustration dun "chemin faisant" coélaboré, qui serait à la fois bouclé sur lui-même et qui pourtant aurait su avancer. Pour le lecteur, troisième larron de ce dialogue, interpellé par la recherche du titre qui revient comme un fil dAriane, cest aussi lexpérience des vertus créatrices du débat quil se trouve amené à faire, quand, comme ici, chacun sest dépouillé de ses prétentions à convaincre lautre, et a mis son savoir au service dune argumentation à la fois engagée et retenue par des visées éthiques. Le dialogue devient alors pleinement paradoxal, puisque "en dépit de son caractère irrémédiablement éphémère, (il) reste vivant et postule à léternité" (p. 223).
Entre Jacques Ardoino et André de Peretti existe, semble-t-il, un conflit de base qui les stimule, que lon pourrait peut-être identifier à partir de leurs formations initiales respectives : Jacques Ardoino a une formation en philosophie et en sciences humaines, André de Peretti vient des sciences dites dures, avant de devenir expert en formation et en éducation. Les modèles théoriques de référence de ces deux hommes de grande culture sont donc pour partie communs (cest pourquoi ils peuvent se parler et construire) et pour partie différents (cest pourquoi ils ont des choses à se dire et à construire). Cest là lun des grands intérêts de ce livre, que de voir comment il est possible, non pas damalgamer syncrétiquement, mais darticuler ces références, enrichies de la pensée propre des deux auteurs, au service de problématiques complexes. Cette visée darticulation de perspectives opposées ou plus simplement différentes est le principe organisateur, en quelque sorte, de cet ouvrage libre et vagabond. On peut ainsi repérer un certain nombre de couples de termes opposés ou abusivement considérés comme très voisins, que le projet darticulation rend féconds : culture/civilisation, transgression/trahison, infini(s)/ epsilon, métissage/infidélité, opacité/brouillage, tissage/résidu, hétérogénéité/pluralité, altérité/ altération , baroque/romantique, advenir/émerger, praxis/poïesis, monades/harmonie, autorité/ pouvoir, transdisciplinarité/multiréférentialité, dérivées/intégrales, dérivations/intégrations, mystère/transparence, approche/approximation... Articuler, cest alors accepter de laltération de part et dautre, accepter du conflit, de lexcrément, du bios, du temps, du corps et de lincarné, et assumer de penser dans la "merde", avec la "merde", quen référence à Milan Kundera, Jacques Ardoino et André de Peretti, reprennent à plusieurs reprises.
Le projet darticulations contradictoires multiples tenu au fil du livre est ponctué par des réflexions épistémologiques, celles qui justement sont nécessaires pour "encadrer" et rendre possible un tel projet. Ces réflexions concernent donc la pensée du contradictoriel, du paradoxal, de la dialectique, pour tenter dinterroger de façon opérationnelle lhétérogène et le complexe à articuler. Leibniz, Hegel, Palo Alto, Barel, Varela seraient les points dappui à partir desquels construire une telle pensée. Cependant, les définitions sur lesquelles sétablit le débat ne semblent pas rigoureusement référées aux auteurs face auxquels Jacques Ardoino et André de Peretti tentent de prendre position. Ainsi, dans le prolongement critique de Barel et Varela, il est question du fait que le paradoxe serait "une contradiction quon renonce à élucider" (p. 100), que le paradoxe serait "hors durée", alors que la contradiction dialectique serait "dans la durée" (p. 103), que le paradoxe pourrait se définir comme une "dialectique propre" (p. 122-123), et quil serait possible d"aller plus loin", en proposant, comme ils le font une "sur-dialectique" avec "des formes plus hypersophistiquées dans lesquelles lintérieur rentre à lextérieur et inversement" (p. 163). Les "reproches" adressés ici à la perspective paradoxale au profit de la contradiction dialectique, sils peuvent sappuyer en partie sur Barel, ne me paraissent pas pouvoir demeurer valides au regard de lapproche de Dupuy ou de Varela sur cette question, puisque le souci de ces derniers semble bien, justement, de lordre de cette sur-dialectique, nommée et travaillée par eux en tant que paradoxe, dont on assume la nonélucidation absolue et radicale.
Enfin, on peut regretter que Jacques Ardoino nexplicite pas davantage son propre modèle de "mulitréférentialité", afin de mieux comprendre en quoi il serait incommensurable dautres références. En effet, en voyant quil résiste à la possibilité dune filiation avec Leibniz (p. 67-68), ainsi quà la possibilité de modélisations ouvertes et contradictoires dans lapproche systémique (p. 21-22, 37), ou bien à la fécondité épistémologique de la transdisciplinarité (p. 168-169), le lecteur ne pourrait-il pas être amené à penser quil y a là comme une volonté dauto-consistance de la multiréférentialité, quelque chose, en somme, qui se voudrait comme "pur", même si cest pluriellement pur ? Car si Jacques Ardoino fait quelques "concessions", elles ne sont pas ici exploitées pour réinterroger et sarticuler, au sens fort du terme tel quil est travaillé dans ce livre, à la multiréférentialité. De ce point de vue, celle-ci pourrait alors rejoindre, dans son statut, l"harmonie préétablie" de Leibniz, si chère à André de Peretti.
Mais on peut aussi penser que ce nest que partie remise, puisque les deux auteurs laissent entendre que dautres dialogues sont à venir. Ils nous signifient ainsi en quoi tout projet darticulation relève bien dun travail qui sinscrit dans le temps et dans linachèvement, puisquil oblige chacune des voix à revenir perpétuellement sur ses propres auto-références, bousculées, altérées, de cette rencontre articulée. Cest aussi ce qui fait toute la fraîcheur de ce premier ouvrage, où ces deux grandes voix nhésitent pas à se dire " Explique-moi ", ou encore " Là, tu te braques ", ou bien " Je ne suis pas sûr. Il faut que je travaille davantage cet auteur ". Les vagabondages et associations didées quils nous proposent, dont les liens ne sont pas toujours formalisés, prennent encore plus de force par ces ponctuations modestes, et nous invitent, nous aussi, à oser nos propres rêveries analogiques entre les arts et la science, pour construire notre pensée.
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Le deuxième ouvrage, auquel André de Peretti a également participé, est dune tout autre visée, puisquil sinscrit comme un " Guide pratique " à propos des questions que peut se poser un praticien (formateur, éducateur) en situation dévaluation (cest-à-dire en permanence, même si cest parfois à son insu). Cet ouvrage reprend des éléments qui se trouvent dans des publications précédentes (telles que Recueil dinstruments et de processus dévaluation formative, A. de Peretti) et de nombreux outils, supports nécessaires à toute entreprise dévaluation, mis au point dans des lieux institutionnels de formation denseignants et déducateurs (telles que les MAFPEN, les CRDP ou lOCCE) ou de personnels dencadrement et de direction.
Les trois premières parties (Tableaux de bord de lévaluateur, Tableaux de bord de lapprenant, Tableaux de bord institutionnels) rassemblent des propositions qui se situent demblée dans la réponse, conservant cependant perpétuellement le souci de la variété des dites réponses. La quatrième partie, intitulée " Repères historiques et théoriques sur lévaluation " sattache à resituer lévaluation dans un paradigme de complexité, et rappelle limpossibilité fondamentale tant dévaluer autrui que de sévaluer absolument soi-même, en même temps que la nécessité den passer par un autre pour se voir soi-même. Elle pose donc le cadre épistémologique avec lequel il convient de lire et de faire usage de cette encyclopédie, qui est celui de la complexité, de la variété, de limplication du sujet, de la contradiction et du paradoxe. Mais, ici, la tonalité est moins franchement problématique et interrogative que dans louvrage rédigé avec Jacques Ardoino. Il sagit en somme, dans les trois premières parties, de rassurer le praticien en lui proposant un étayage outillé pour son travail quotidien, et, dans la dernière, de lui proposer un regard critique avec lequel apparaissent les limites de loutillage. En espérant que les lecteurs ne sarrêteront pas avant la quatrième partie...
Frédérique Lerbet-Séréni
Fiche mise en ligne le 12/02/2003