Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.-L. Le Moigne sur l'ouvrage de BELL :
« Les péchés capitaux de la haute technologie : Superphénix, Eurotunnel, Ariane 5,... »
     Traduit de l'anglais par C. Jeanmongin. Editions du Seuil, Paris, 1998. 347 pages.

Un Américain qui publie en France parce que ce pays "a su entretenir une tradition aujourd'hui disparue aux Etats-Unis : un solide sens critique" ! On se pince pour vérifier qu'on a bien lu, car on vient de constater que les citoyens français ont décidément manqué souvent de "sens critique" : les noms-mêmes des grands projets collectifs dont R. Bell étudie la conception et la gestion sont encore dans les souvenirs... et ces souvenirs laissent un goût amer aux citoyens de bonne volonté. N'avons-nous pas, nous aussi, manqué de sens critique, au moins autant que les citoyens des U.S.A. dont R. Bell craint tant les réactions qu'il préfère publier en France,... dans la méritante collection "Science ouverte" que dirige J.M. Lévy-Leblond : au moins là, on manifeste un certain esprit critique, même si l'on n'aime pas encore souvent y entendre un esprit critique... de cet esprit critique.

Alors, ne gâchons pas notre plaisir à exercer cet esprit critique que nous attribue R. Bell !

L'histoire de la dizaine des grands projets technologiques américains ou européens qu'il examine nous est en général à peu près connue (... malgré le peu d'esprit critique de la plupart des médias qui sont censés nous les raconter au fil des jours depuis 25 ans). Mais nous disposons rarement des références précises, des textes datés et signés, qui légitiment nos diagnostics, et nous craignons souvent qu'ils soient trop approximatifs ou trop naïfs, ou pas assez informés faute d'une expertise dite scientifique pointue... si bien que, "sens critique" aidant, nous préférons ne rien en dire. Cette démission des citoyens ne sera plus aussi aisée à justifier après la lecture de l'essai de R. Bell désormais aisément accessible.

Essai organisé de façon plus journalistique qu'épistémique en sept chapitres qui décrivent les "sept péchés capitaux" de la culture scientifique contemporaine, péchés qui se manifestent par les faillites ou les graves défaillances, observées ou annoncées, de quelques grands projets technologiques collectifs contemporains. Non pas, comme le dit maladroitement le titre "péchés de la technologie", mais péchés de la démocratie élaborant ses actions collectives en se justifiant par sa culture scientifique ! : abolition des contrôles, non partage des risques, fraude et compromission, secrets, etc., ces diagnostics sont relativement aisés dans leur principe, mais rarement argumentés dans leur présentation. D'autant plus qu'ils sont commis indifféremment "à Paris par des technocrates à la culture raffinée aux connaissances scientifiques très pointues... qui peuvent se réunir dans des restaurants trois étoiles... et aux U.S.A.... par les plus vulgaires des fonctionnaires de la NASA qui tachent leur pantalon de coca-cola lorsqu'ils se rencontrent autour d'une table en plastique jonchée de frites poisseuses..." (p. 13).

On devient plus indulgent devant nos technocrates français en pensant que s'ils pèchent gravement, ce n'est pas par goût du luxe : celui-ci est péché véniel, par surcroît !

On voudrait bien sûr, en achevant ce livre, qu'il constitue le manuel de base de toutes les écoles d'ingénieurs et instituts de technologie : non pas pour être une nouvelle Bible, mais pour servir à exercer le sens critique des citoyens les plus exposés à des activités de conception et de réalisation de grands projets techniques collectifs. Qu'allions-nous faire ?, se demanderaient-ils alors. Puis... "Que pouvons-nous faire ?". Ils constateront peut-être alors que le diagnostic de R. Bell, aussi bien argumenté soit-il, ne conduit guère qu'à quelques vœux pieux : le péché du confesseur en quelque sorte : il lui suffit de nous proposer une pénitence... qui ne nous permettra nullement de ne pas "retomber dans le péché" ! ... (d'autant plus qu'il emprunte parfois ses arguments aux actes de contrition courageusement rédigés... après coup... par les "coupables", qui promettent bien sûr de ne plus recommencer les mêmes bêtises... et celles-là seulement ! Je pense à l'explosion d'Ariane 5 par exemple !).

Peut-on suggérer ici, à ces citoyens de bonne volonté, quelques méditations plus constructives ? Lorsque J.M. Lévy-Leblond, interrogé (p. 307), gémit parce que "la science est en grande partie de l'ingénierie", demandons-lui : "Et si nous restaurions les sciences fondamentales de l'ingénierie ?". Celles que cultive l'architecte opposé à celles, fort positivistes, que cultive l'abeille, dans la célèbre parabole de K. Marx. Ce que révèle ce riche diagnostic, n'est-ce pas d'abord l'ahurissante inculture épistémologique de tant de scientifiques et d'enseignants, qui ne tiennent pas cette inculture pour un péché capital ? Inculture qui, bien sûr, devient par mimétisme et par inertie, celle des citoyens. Jusqu'au jour où ceux-ci se révolteront, n'admettant plus que "l'on construise dans la ruche avant, puis dans sa tête après" (ce que R. Bell appelle "le 2e péché : construire avant de concevoir", (p. 107) de façon à ce qu'il soit toujours soit "trop tôt pour en parler, soit trop tard pour arrêter" (p. 26)). Le jour où le réductionnisme simplificateur et le causalisme optimisateur cesseront de constituer l'alpha et l'oméga de la pensée scientifique, et a fortiori du "bon usage de la raison dans les affaires humaines", autrement dit, le jour où la modélisation intelligente de la complexité des phénomènes perçus et conçus deviendra le repère significatif du civisme dans l'action collective ! D. Bell n'a sans doute pas osé aussi loin... même en France. Mais il aura au moins eu le mérite de relancer nos réflexions en nous interrogeant en conclusion :

"La démocratie peut-elle survivre à ces mauvaises pratiques ?". Mais peut-on séparer "le citoyen pragmatique du citoyen épistémique", celui qui cherche à comprendre ce qu'il fait et pourquoi il le fait ?

J.-L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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