Rédigée par J.-L. Le Moigne. sur l'ouvrage de GEAY : |
« L'école de l'alternance » Editions L'Harmattan, Paris, 1998. |
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Depuis toujours, plus exactement depuis l'historiette qui nous dit que Charlemagne l'a inventée, nous sommes habitués à parler ou à entendre parler de l'école avec un grand E. Actuellement, nous conjuguons le verbe "aller à l'école" à tous les temps, à toutes les personnes et à tous les âges. Nous connaissons, l'école privée, l'école publique, l'école laïque, l'école catholique, l'école de la république. Nous connaissons aussi l'école buissonnière et l'école de la vie. Grâce à André Geay nous découvrons les biens faits de "L'école de l'alternance".
C'est manifestement avec beaucoup d'engagement personnel que l'auteur s'applique à une sorte d'apologie des pratiques d'enseignements qui veulent entremêler différents types de savoirs à apprendre : "On débouche alors sur un savoir d'expérience, point de jonction du savoir d'action et du savoir théorique. C'est un savoir en action, une réflexion en acte face à l'imprévu " (p. 51).
Dans les trois premiers chapitres de son livre, A. Geay s'efforce de poser quelques bases historiques et théoriques qui servent de fondement à la dite école. Ainsi on apprend que l'alternance fait partie des plus anciennes conceptions de la formation professionnelle : "L'apprentissage est le plus ancien des systèmes d'éducation technique. Il s'enracine dans le désir de tout homme et de toute société de transmettre à ses fils son expérience et son savoir-faire, condition de la survie de l'espèce" (p. 15). Après une brève référence à la formation des Compagnons, l'auteur consacre le deuxième chapitre à la conceptualisation de "l'alternance comme système interface". Dans le troisième chapitre, on découvre les subtilités de l'ingénierie d'une pédagogie qui se veut cohérente avec "la logique sociale du savoir utile pour l'insertion" (p. 45). Ici l'implication politique de l'auteur n'échappe pas au lecteur attentif qui éprouve parfois quelques difficultés à distinguer clairement ce qui est de l'ordre de l'enseignement et ce qui relève de la construction de connaissance par l'apprenant : "A l'entre-deux, l'alternance doit faire tourner la boucle réussir-comprendre dans les deux sens " (p. 49).
Dans le quatrième chapitre, afin d'insister sur les notions d'autonomie et de paradoxe, A. Geay a largement recours aux travaux d'auteurs qui s'inscrivent plus ou moins explicitement dans la trace de la fameuse école de Palo-Alto. Ici le pédagogue initié à l'alternance et aux sciences de l'autonomie et de la complexité pourra exercer sa réflexion.
Les deux derniers chapitres sont consacrés à quelques analyses commentées de pratiques d'enseignement en alternance. Outre qu'il interroge la pertinence des évaluations et de certains outils expérimentaux, A. Geay s'applique à classer les différents types de tutorat en alternance. Avant de conclure brièvement son travail, l'auteur ouvre la problématique de la formation du tuteur, plus exactement du maître-compagnon-tuteur. Si cette ultime dénomination doit servir à rappeler la tradition des Compagnons, alors on peut sans doute penser que "l'école de l'alternance" n'éclipserait pas la dimension initiatique derrière la didactique qui, elle, a été ici largement développée.
De cet ouvrage original, chacun sortira convaincu que "l'école de l'alternance" est une forme pédagogique prometteuse pour tous les apprenants et notamment pour ceux qui ne sont pas parvenus à s'adapter aux conventions de l'école traditionnelle. Au demeurant, ainsi que le souligne A. Geay, "Il ne s'agit pas pour nous d'en faire la forme éducative de référence" (p. 173).
D. Violet
L'ambiguïté, sans doute involontaire, du titre : "L'école de l'alternance" m'enchante dès l'abord. J'ai cru un instant qu'il s'agissait d'une étude de sociologie politique devant montrer ce qu'apporte à la vie des démocraties cette "école de l'alternance politique ou gouvernementale" que développent de plus en plus volontiers les sociétés occidentales, les transformant parfois selon des variantes de type "alternance et cohabitation" ! Après tout, cette expérience de l'alternance politique n'engendre-t-elle pas quelques leçons intéressantes que pourrait présenter la métaphore de "L'école de l'alternance" ? Mais ce n'est pas de cette alternance droite-gauche ou individualiste-solidariste, qu'il est ici question : c'est celle, hélas si peu familière encore, que l'on rencontre dans tous les systèmes d'éducation sous les labels : "théorie versus pratique" ou "école versus apprentissage" ou "Education nationale-formation professionnelle"... L'auteur, riche d'une grande expérience des "centres de formation d'apprentis"... et d'une solide culture dans le domaine des sciences de l'éducation, va nous proposer de sortir de "l'alternance-alternative" (ou l'un, ou l'autre... qui engendre si souvent de tragiques phénomènes d'exclusion sociale) au profit de ce qu'il appelle "l'Ecole de l'alternance", une autre conception de l'Ecole... qui soit un peu plus qu'une "alternance avec cohabitation "dans laquelle chacun tolérerait l'autre sans pour autant se remettre lui-même en question !
Pour "inventer" cette "école de l'alternance", A. Geay va se placer "sur le balcon de la réflexion modélisatrice" (selon le mot heureux de son préfacier, G. Lerbet), en cherchant à faire émerger "une pédagogie et une didactique originales et plurielles" auxquelles peuvent ou pourraient participer tous les intervenants concernés, qu'ils soient enseignants, professionnels, formateurs... ou en formation. Réflexion qui va le conduire à une discussion sur plusieurs registres :
- historique d'abord : l'histoire de l'alternance en formation est une vieille histoire, plus vieille et plus riche encore que celle qu'il nous narre ici en idéalisant un peu trop le compagnonnage médiéval qui n'était peut-être pas si "remarquable" qu'il le dit (p. 15) et qui excluait tant les filles qu'il en reste quelques traces dans nos comportements contemporains !
- pédagogique ensuite : A. Geay est là "à son affaire", nous proposant une interprétation fort judicieuse des "stratégies d'apprentissage" fondées sur la dialectique piagétienne du "réussir et comprendre" : "réussir c'est comprendre en action et comprendre c'est réussir en pensée" : l'alternance ne peut-elle "faire tourner la boucle "réussir-comprendre" dans les deux sens" ? Ce qui le conduira à relire les pages de D. Schön sur "les savoirs en action" (excellente traduction qu'il nous propose de "Actionable Knowledge". Discussion qu'il proposera de formuler en termes "d'ingénierie de l'éducation" ou d'ingénierie didactique : peut-être un peu trop généraux, sans doute parce qu'il rencontre alors les processus d'auto-formation... qui butent toujours sur les questions inévitables de l'évaluation voire de l'attribution des diplômes.
- épistémologique enfin : la discussion de l'auto-formation conduit à reprendre la réflexion fondatrice de G. Lerbet sur "L'Ecole du Dedans" (1992) qui proposait un cadre épistémologique qui manquait jusqu'alors aux sciences de l'éducation dès qu'elles voulaient échapper au carcan idéologique du positivisme. Je ne crois pas qu'A. Geay propose ici d'introduire des arguments nouveaux : il cherche plutôt à "faire fonctionner", mettre à l'épreuve des épistémologies constructivistes (ou empiriques selon H.A. Simon ; ou "épistémologie de la pratique" selon D. Schön) les propositions essentielles d'une conception des systèmes d'éducation s'appropriant "l'école de l'alternance" dans son intelligible complexité. Peut-être sera-t-on tenté ici de relever une rédaction un peu trop rapide ou approximative, qui dans la forme, affaiblit un peu la qualité de l'argumentation ? Un "nettoyage préalable de la situation verbale" (P. Valéry) serait ici bienvenu me semble-t-il, remplaçant cohérence par cohésion, et analyse par modélisation, ou éliminant les "il faut", les "on doit", ou les "approches" (je confesse que la définition de la modélisation qu'il m'attribue, p. 168, m'a irrité : "une représentation simplifiée..." : non : intelligible ou téléologique ne se traduit pas par "simplifié" !).
Mais ces maladresses n'affectent pas l'argument pivot que plaide fort bien ici A. Geay avec G. Lerbet : enseigner ce n'est pas transmettre, c'est produire, et coproduire ("faire avec") des connaissances reproductibles qui donnent sens à nos actes. Ce n'est pas seulement l'alternance, c'est l'école dans sa complexité, enchevêtrant (plutôt qu'alternant) dans leur intelligible et irréductible complexité phénoménologique le faire et le savoir, le pragmatique et l'épistémique.
Les trois pages de conclusion (à la réserve près de la phrase qui assure que "toute modélisation réduit la complexité du réel", (p. 174) : décrire intelligiblement une complexité fonctionnelle perçue, ce n'est pas nécessairement "réduire le réel"), constituent à la fois un manifeste pour une "Ecole de l'Alternance" et un appel à l'exercice de l'intelligence des citoyens ("capables d'appréhender la complexité (perçue) du réel", p. 175) ; manifeste et appel qui font de ce livre une nouvelle contribution fort bienvenue à notre bibliothèque des nouvelles sciences de la complexité.
J.-L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003