Rédigée par J.-L Le Moigne sur l'ouvrage de SIMON Herbert A. : |
« An Empirically Based Microeconomic » (edited by P. Tedeschi), Cambridge University Press, 1997, ISBN : 0-521-62412-6, 224 pages |
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"A chacune de mes visites en Italie au cours des 10 dernières
années, que ce soit à Milan, à Padoue, à Pavie,
à Rome, à Sienne ou à Turin, j'ai toujours trouvé
chez les économistes que je rencontrais, un fort esprit d'innovation
et une volonté énergique
de renforcer solidement les
fondations empiriques de l'économie
Je crois que l'économie
expérimentale (" behavioral economics ") est en bonnes mains
dans votre pays
". Ces quelques mots que je traduis en les extrayant
de la préface qu'H.A. Simon a rédigée pour ce beau livre
(qui reprend les conférences et discussions des "Raffaele Mattioli
Lectures", mars 1993), évoquent l'ambiance originale de cette entreprise
encore peu familière chez les économistes, de "rencontre des
deux cultures", l'anglo-saxonne et la méditerranéenne ! Sommes-nous
habitués, par exemple, à lire un texte économique de
qualité composé dans une typographie élégante
et imprimé sur un superbe papier, comme savent encore les éditer
(fût-ce en anglais) nos amis italiens ?
Ce ne sont pas pourtant pas ces considérations historiques et
bibliophiliques qui suffisent à inscrire ce riche dossier dans notre
bibliothèque des sciences de la complexité, mais les trois
articles de H. Simon sur les processus de décision organisationnelle,
comme les discussions souvent de qualité proposées par
M. Egidi, R. Marris, et quelques autres économistes italiens,
qui les accompagnent ou qui les complètent ; les ultimes "réponses"
de H. Simon nous valent incidemment quelques mises au point fort bienvenues.
Ce dossier enrichit celui que nous avaient livré les
précédentes "Rencontres Italiennes" de H.A. Simon "Economics,
Bounded Rationality and the Cognitive Revolution" (Ed. E. Elgar, 1992)
; ma note de lecture de ce premier dossier dans le Cahier des Lectures MCX
d'avril 93, Lettre MCX n° 17 se concluait par ces mots : "Il nous
faudra peut-être alors parler de "Raison Organisante", puisque, ce
livre le confirme à nouveau de façon souvent très explicite,
réfléchir sur la rationalité de nos comportements
individuels et collectifs, c'est aussi réfléchir sur la
complexité de l'organisation, qu'elle soit sociale ou cognitive, naturelle
ou artificielle." Pour une large part, ce nouvel ouvrage poursuit cette
riche réflexion, de façon de plus en plus convaincante me
semble-t-il, par l'accent mis sur les références et les
matériaux empiriques qui étayent notre "intelligence de la
Décision". On comprend mieux en le lisant l'insistance mise parfois
par H. Simon à qualifier les fondements épistémologiques
qui peuvent assurer aujourd'hui les savoirs de "L'Économique", par
le label de "l'Épistémologie Empirique", décrite
par un "système observant", plutôt que par celui de
"l'Épistémologie Expérimentale" prescrite pour
un "système observé".
Sur cette riche palette des arguments que suggère aujourd'hui la
modélisation des processus organisationnels de décision, puis-je
en privilégier succinctement trois qui me semblent mériter
plus particulièrement l'attention du lecteur pensif, attention d'autant
plus aisée à activer que les éditeurs ont veillé
à insérer un index bien fait (complété par une
brève notice autobiographique d'H.A. Simon, et par un large
échantillon de son impressionnante bibliographie antérieure
à 1994 : un titre sur trois environ) ?
Ce sera d'abord le renouvellement, très bien mis en valeur et
interprété par M. Egidi, de notre compréhension des
processus d'apprenance organisationnelle ("An insightful survey",
écrira H. Simon, p. 177) soulignant la multiplicité
des formes que peuvent prendre les "coordinations" dans une organisation
évoluante (entreprise ou marché) par la création et
le partage (et non la division) des connaissances. Les économistes
n'ont pas souvent réfléchi aux conditions de ces exercices
d'"action intelligente" par les membres d'une organisation les incitant sans
cesse à "repenser leur travail et à reconsidérer
leurs compétences" (p. 124). Et pourtant, l'observation des
comportements montre que ce type de comportement ne présente aucune
des caractéristiques de "l'organisation spontanée hayekienne"
que prédisent tant de théories économiques usuellement
enseignées.
Ce sera aussi la solide discussion critique et épistémique
de l'hypothèse neuro-connexionniste que les logiciens et économistes
classiques opposent sans cesse depuis vingt ans au paradigme de la cognition
intelligente ("Symbol and Search"), au nom de sa non moins
hypothétique plus grande scientificité. L'interpellation que
lui adresse R. Viale (p. 156-165) permet à H. Simon de faire en huit
pages une mise au point très remarquablement argumentée (p.
179-186). Mise au point que devront désormais lire les économistes
et les épistémologues qui aujourd'hui encore, dans la mouvance
d'Hubert Dreyfus, consacrent plus d'énergie à nous dissuader
de nous référer au paradigme simonien de la rationalité
procédurale, qu'à nous proposer quelques nouveaux types
d'interprétation des phénomènes complexes tels que les
comportements organisationnels. Tant par la solidité de la discussion
épistémologique de Gödel à Turing, que par la
pertinence des observations empiriques le paradigme simonien s'avère
aujourd'hui si manifestement fécond, que l'on s'interroge sur les
raisons de l'ostracisme académique dont il est encore victime : sans
doute le banal conservatisme et la piètre culture
épistémologique des académies scientifiques ?
Ce sera enfin un bref retour sur la conception de la "rationalité
procédurale" qu'H.-A. Simon nous propose de méditer depuis
un demi-siècle : retour suggéré par un auditeur qui
l'invite à commenter deux paraboles qui illustrent les deux conceptions
extrêmes de la rationalité de la décision (p. 28-31) :
celle de l'ivrogne cherchant la nuit sa clef sous un réverbère
alors qu'il sait qu'il l'a perdue devant sa porte
parce qu'ainsi il
dispose d'une méthode scientifique assermentée pour résoudre
algorithmiquement son problème ; et celle de l'empereur qui veut faire
dresser une carte complète de son empire à l'échelle
1/1, persuadé qu'ainsi, disposant d'une information complète,
il pourra prendre, fût-ce en tâtonnant, des décisions
dont il aura anticipé toutes les conséquences possibles ? Paraboles
qui permettent à H. Simon de bien mettre en valeur les deux faces
de la rationalité : le contexte et le projet.
1. Elle s'exerce dans un contexte, et toute méthode algorithmique
de résolution n'a de légitimité ultime que dans ce contexte.
2. Elle s'exerce en référence à quelque fin souvent
intermédiaire mais nécessairement explicitable, en particulier
dans la phase "intelligente" du diagnostic (problem finding) : toute
description symbolique initiale (la carte ou le modèle) est
nécessairement intentionnelle, téléologique,
et le processus cognitif de modélisation est aussi raisonné
que le processus cognitif de résolution, qu'il soit de type algorithmique
ou de type heuristique ("Search").
En reprenant ce livre quelques semaines après une première lecture fort vivifiante, je me dis qu'il constitue peut-être une excellente introduction à toute l'uvre d' H.-A. Simon, par son caractère agréablement "dialoguant" : d'un commentaire à une répartie, d'une question à une réflexion méditative, au gré des échanges avec ses amis italiens, il révèle en peu de pages, bien des aspects de ses investigations sur la complexité des organisations humaines, qu'il nous faut habituellement explorer pas à pas au fil de son uvre considérable : en soixante ans, sa bibliographie complète compte plus de 900 entrées, et, il aime le rappeler, son agenda des recherches en cours est toujours bien rempli pour les prochaines années. Il faut savoir gré à nos amis italiens d'avoir su nous le rappeler et de nous aider à cette si plaisante exploration de ce "Labyrinthe sans Minotaure" qu'est son uvre.
J.-L Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003