Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de VICO Giambattista : |
« 1. "De l'Antique Sagesse de l'Italie" » 1710, traduction J. Michelet, 1835, présentation et notes de B. Pinchard. Editions GF- Flammarion, Paris, ISBN : 2-08-070742-6, 178 pages. 2. "Présence de Vico", Actes du Colloque "Giambattista Vico aujourd'hui", (direction R. Pineri), Editions Université Paul Valéry, Montpellier, 1996, ISBN 2-84269-014-1, 221 pages. 3. "G.B.Vico et la naissance de l'anthropologie philosophique", (direction P. Forget), in "L'Art du Comprendre", avril 1998, n° 7, ISBN 1254-6321, 242 pages. 4. "Figures Italiennes de la Rationalité", (direction C. Menasseyre et A. Tossel), Editions Kimé, Paris, 1997, ISBN 2-84174-088-9, 652 pages. 5. "La Raison dédoublée, la Fabbrica della Mente", par Bruno Pinchard, Editions Aubier, Paris, 1992, ISBN : 2-7007-3339-8, 622 pages 6. "Vico et l'Histoire", par Paolo Cristofolini (suivis de textes de Vico), Ed. PUF, 1995, ISBN : 2-13-046880-2, 128 pages. |
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Est-il sage de présenter ces six ouvrages édités (ou réédité pour le premier) relativement récemment, sous la même main en prenant argument de ce que, pour une large part ils contribuent à enrichir ou à renouveler notre intelligence contemporaine de cette "formidable pensée en mouvement" (P. Cristofolini, p. 16) ? G.B. Vico, cet étonnant penseur napolitain, qui eut la folle audace de proposer aux "sociétés civilisées", au XVIIIe siècle, les "Principes d'une Science Nouvelle" ! Principes que chaque siècle semble redécouvrir avec perplexité puis admiration ?
La traduction française de la Princesse de Belgiojoso publiée en 1844, suscitée par Michelet, n'a-t-elle pas été rééditée en collection de poche par Gallimard, Tel, en 1993 (au prix hélas de plusieurs incorrections et omissions ; cf. la note de lecture publiée dans le Cahier des Lectures MCX n° 6, nov. 1993, Lettre Chemin Faisant MCX n° 18), alors qu'une édition savante est disponible chez Nagel depuis 1986 (et qu'on espère la traduction à laquelle travaille A. Pons, à qui l'on doit déjà quelques importantes autres traductions, en particulier celle de la "Vie de G. Vico écrite par lui-même", Grasset, 1981) ? Ajoutons maintenant la belle traduction de J. Michelet (1835) de "De l'Antique Sagesse de l'Italie", présentée par B. Pinchard, et rééditée en poche chez G.F. Flammarion, 1993 (plus fidèle me semble-t-il que la traduction de G. Mailhos et G. Granel, accompagnée il est vrai de l'original latin, publiée en 1986 chez TER).
Le parti que je prends ici de rassembler en une brève note une invitation
à l'attention sinon à la lecture, de ce texte original
rédigé par Vico en 1710, et de ces "études", au style
parfois quasi exégétique, tient à la conviction que
je me forme de plus en plus de l'importance de la restauration des
"Sciences de l'Ingenium" dans nos cultures par trop exclusivement
imprégnées encore par "les Sciences d'Analyse".
Encore un nouveau néologisme, pour emballer quelle nouvelle mode, demandera-t-on peut-être ? G.Vico remarquait déjà il y a trois siècles que la langue française n'avait pas su, à la différence des autres langues latines, former un mot pour traduire correctement le latin "Ingenium". (En le traduisant par "Esprit" on perd la différence entre "Mente" et "Ingenium"). Génie sans doute ferait bien l'affaire d'autant plus que son usage est épistémologiquement assuré par l'usage conservé par les Québécois des "Sciences du Génie", que ce génie soit rural, maritime, civil, logiciel ou urbain.
Mais en général le mot fait sourire et l'on moque le "petit
génie" ou le "malin génie" qui s'y réfère.
"Ingénierie" ferait sans doute mieux l'affaire
qu'"Ingéniosité", et on peut penser que le mot survivra si
s'estompe la condescendance qui s'attache à l'image des "Engineering
Sciences" ou des "Sciences de l'Ingénierie", tenues souvent
encore pour de banales disciplines ancillaires d'application. L'Anglo-Saxon
souffre du même malaise sémantique, comprenant qu'il vaut mieux
ne pas mettre ce vin (sémantique) nouveau dans les vieilles outres
(analytiques), et tente de parler de "Sciences of Design" ou de
"Sciences of the Artificial".
En attendant que l'usage consacre un terme qui nous permette de communiquer en déployant, parfois héroïquement, le riche éventail de la "raison humaine", capable re-relier et de conjoindre autant et plus que de découper et de disjoindre, ne pouvons-nous nous aider des riches méditations que nous propose G. Vico sur "cette faculté de la jeunesse et des peuples jeunes, faculté mentale qui permet de relier de façon rapide, appropriée et heureuse des choses séparées, qui se manifeste dans la composition, dans la synthèse, dans l'invention et qui s'exprime souvent par la métaphore qui est la capacité de relier ?"
C'est à cet exercice que, sur des registres et avec des objectifs
souvent différents nous invitent ces études en langue
française qui viennent d'enrichir notre culture ces dernières
années. Je n'ose me lancer ici dans une discussion critique ou comparative
de ces textes divers auxquels je cherche parfois à faire dire autre
chose que ce que les philosophes, les métaphysiciens, les historiens,
les linguistes, les anthropologues
veulent nous dire d'abord. On ne
peut réduire l'uvre et la personnalité de G. Vico à
une seule thèse, tant elles sont fascinantes par leur "Unitas
Multiplex".
L'Unité est celle du message le plus répété : "De tout ce qui précède, on peut conclure que le critérium du vrai, et la règle pour le reconnaître, c'est de l'avoir fait ; par conséquent, l'idée claire et distincte que nous avons de notre esprit n'est pas un critérium du vrai et n'est même pas un critérium de notre esprit" ("De l'Antique Sagesse de l'Italie", p. 77 de la traduction Michelet, GF). D'où il résulte que l'humanité et les sociétés humaines (les sociétés civiles, dit G.Vico), s'étant sans cesse faites défaites et refaites, peuvent se connaître et se comprendre puisqu'elles savent ou peuvent savoir comment elles se sont faites ou pourraient se faire (à la différence de la Nature qu'elles n'ont pas faite).
La Multiplicité est celle des mille formes et métaphores par
lesquelles ce message, "Verum et factum reciprocantur", va nous être
intelligible, praticable, opérable par et dans l'action humaine :
c'est par l'Ingenium que l'esprit human va savoir et pouvoir faire
ou concevoir, poétiquement ou poïétiquement, "en
construisant un monde de formes", les multiples compréhensions
de ces "Faires", parfois "nouvelles et surprenantes" qu'il saura
peut-être "embellir de traits nouveaux et plus poétiques,
et de cette manière
les faire siens" ("De l'Antique Sagesse
", p. 85).
Pourquoi nous priverions-nous aujourd'hui de cette intelligence de l'esprit opérant dans l'action ? Les exégètes avancent timidement une hypothèse qui me semble fort convaincante : "C'est pourquoi on a pu parler de "constructivisme" pour caractériser l'épistémologie de Vico" avoue par exemple B. Pinchard, annotant "De l'Antique Sagesse" (note 36, p. 143) : les guillemets, j'allais dire les pincettes, sont de lui. Le mot "épistémologie constructiviste" fait peur, alors que Vico n'avait pas de telles pudeurs. Avant 1900, le Constructivisme s'appelait le "Nominalisme" et dès 1710, Vico écrivait : "Ainsi, comme il est refusé à l'homme de saisir les éléments à partir desquels les choses existent de façon déterminée, il se crée des éléments nominaux à partir desquels sont suscitées les idées sans discussion possible" ("De L'Antique Sagesse ", p. 76).
Mais au nom de quelle certitude nous interdirions-nous de construire les formes qui peuvent intelligiblement donner du sens à nos actes, alors que nous pouvons "déployer notre intelligence (ingenium), et ainsi parvenir à comprendre " ("Principe d'une science Nouvelle" 1744, éd. Nagel, 1986).
En nous montrant combien était puissante cette faculté de "déploiement" de la raison humaine, G. Vico, il y a trois siècles, nous proposait de passionnants exercices de notre ingenium. Ne pouvons-nous, à notre tour, nous en servir ? Les interdits des scientistes, qu'ils se réclament des épistémologies positivistes ou naturalistes "ne sont que ronces et épines où s'embarrassent et se blessent les plus subtils métaphysiciens de notre temps" ("De l'Antique Sagesse", p. 80). Et ce n'est pas mal raisonner que de déployer son ingenium pour faire plutôt que pour trouver ("car trouver, c'est du hasard, faire c'est de l'industrie", p. 128. P. Valéry, deux siècles plus tard, écrira : "les vérités sont choses à faire, et non à découvrir", Cahiers VIII, 319).
Et, conclura G. Vico, "le génie "ingenium" a été donné à l'homme pour savoir, autrement dit pour faire" (p. 136).
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003