Rédigée par J.-L. Le Moigne sur l'ouvrage de MARECHAL Jean-Paul : |
« éléments d'analyse économique de la firme » Presses Universitaires de Rennes, Collection "Didact économie", Rennes, 1999, ISBN : 226847-370-9, 221 pages. et DUPUY Yves (coord.) Faire de la recherche en Contrôle de gestion ? De la compréhension des pratiques à un renouvellement théorique, Ed. Vuibert (Collection FNEGE), Paris, ISBN : 2-7117-7993-9, 1999, 232 pages. |
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Sur "la théorie de la firme" dans le discours des sciences économiques, comme sur le "contrôle de gestion" dans le discours des sciences de gestion, tant d'ouvrages ont été publiés depuis un demi-siècle, que l'on appréhende la lecture de nouveaux titres ! D'autant plus que la plupart d'entre eux, se présentant sans modestie comme des manuels scolaires, ont inlassablement reproduit les même spéculations (en général idéologiques) que n'étayait aucune discussion épistémique sérieuse.
Et si, vus de l'activité quotidienne des entreprises, les deux discours
sont les deux faces d'une même pièce (de monnaie), vus des
académies, ils semblent s'intéresser à deux pièces
(de théâtre) différentes : Corneille, dira l'économiste
; Labiche, répondra le gestionnaire !
Certes ce diagnostic désolant est ancien : H.A Simon le
formulait en 1978 dans sa célèbre Conférence Nobel et
le reprenait en 1986 dans un article au titre provocant que les économistes
n'aiment guère évoquer : "The Failure of Armchair
Economics" ("L'Echec de l'enseignement magistral de l'économie")
; et Ph. Lorino le reprenait en 1991 dans "L'Economiste et le manageur.
Éléments de microéconomie pour une nouvelle gestion".
Mais il ne suffit pas de proposer un diagnostic pertinent pour convaincre
le patient que son comportement va compromettre l'avenir des
générations qui le suivent. Surtout lorsque ce patient se targue
de son inculture épistémologique, qui lui permet d'ignorer
la question : "pour quoi ? quel est le sens de ce que je fais ?", pour ne
connaître que la question : "Comment ? quelle est la méthode
présumée scientifique et agrée par les académies
que je peux utiliser pour que mon propos soit cautionné ?"
Aussi faut-il se féliciter de l'apparente coïncidence qui met
aujourd'hui sur nos tables deux ouvrages, celui de l'économiste et
celui du gestionnaire, qui, sans avouer explicitement qu'ils s'intéressent
aux deux faces de la même pièce (de monnaie), ne prétendent
plus parler de deux pièces de théâtre différentes
dès lors qu'ils s'efforcent de renouveler les discours sur "la firme"
et sur "le contrôle de gestion".
C'est cet effort méritoire pour s'interroger sur le sens de leur discours et donc sur les fondements épistémologiques par lesquels ils le légitiment assez pour oser l'enseigner, ici et maintenant, qu'il faut saluer et encourager : signe des temps ? lents mûrissements de nos cultures ? renouvellement des générations ? ... je ne sais. Mais n'est-il pas significatif que ces deux ouvrages, rédigés dans des contextes différents et indépendants (un manuel de cours de sciences économiques pour l'un, un séminaire de jeunes chercheurs en sciences de gestion supporté par la FNEGE, pour l'autre), se rejoignent les même jours sur nos tables, montrant quelques références épistémiques et systémiques communes ?
En convenant qu'il est temps pour ces deux disciplines de s'interroger enfin
avec probité sur les hypothèses épistémologiques
encore légères sur lesquelles l'une comme l'autre fondent la
production de leurs énoncés enseignables, cette nouvelle
génération d'économistes et de gestionnaires va sans
doute nous aider à comprendre que les deux disciplines ne peuvent
plus ignorer qu'elles appartiennent à la même planète,
celle des sciences de l'ingénierie des organisations humaines complexes
? Le fait est qu'elle commence à s'en donner les moyens conceptuels
et épistémiques. Pourra-t-elle s'en servir ? Saurons-nous
l'encourager à ne pas sombrer dans l'académisme carriériste
dont les générations précédentes lui ont donné
le si triste exemple ? Parviendra-t-elle à enrichir assez ses
méditations épistémologiques pour résister à
l'usuelle tentation du remplacement d'un simplisme par un autre, d'une
méthode par une autre ? ...
Les réponses à ces questions ne vont pas de soi, d'autant plus que ces démarches sont rarement gratifiantes à court terme. Mais il y a sans doute péril en la demeure. "La crise du contrôle de gestion" n'est-elle pas le révélateur de "la crise du modèle économique et du modèle d'organisation qui la fonde" comme de "la crise du modèle de management" qu'elle voudrait fonder, interrogeront les jeunes chercheurs (Y. Dupuy, p. 11-17) ? La crise de la théorie de la firme est sans doute plus profonde encore : il va lui falloir passer d'une vision monodimensionnelle et causale du "monde de la vie" à de multiples interprétations téléologiques et systémiques : certes J.P. Maréchal montre fort bien, dans sa dernière partie ("La firme comme système complexe") que l'exercice est aujourd'hui praticable, dès lors que l'on s'exerce à une ascèse épistémologique exigeante qui interdira toute arrogance et qui n'autorisera plus les experts ou les consultants à prescrire sans vergogne la bonne solution. Mais cela suffira-t-il à convaincre ? Je vois une petite lueur d'espoir dans le fait que sa conclusion soit pratiquement la même que celle qu'a rédigée F. Lacroux pour l'essai collectif sur le contrôle de gestion ("Fonder le contrôle de gestion sur la science des systèmes ?").
Mais je vois aussi bien des obstacles, qui sont en nos cultures : un des auteurs de cet essai collectif pourra écrire sans être discuté "que les fondements constructivistes... amènent à une impasse en terme de recherche puisqu'ils invalident toute démarche d'ingénierie (sic)"... Piège épistémologique qui va (...) réduire le chercheur à l'impuissance : (...) plus de prévision... ni de prescription dans ce type de travaux (p. 45-47). Argument massue, tenu pour une évidence qu'il n'est pas nécessaire de démontrer ni de justifier, qui veut, à nouveau, faire de la recherche scientifique un outil de prévision et de prescription morale, alors qu'on lui demande d'être un outil de compréhension, ou de description, ou de modélisation. Selon le mot très heureux de J.P. Maréchal, nous "réduisons encore trop souvent le raisonnable au formalisable", et nous n'avons pas une culture épistémique suffisante pour nous en apercevoir !
Saurons-nous collectivement dépasser ces obstacles invisibles ? Ces deux ouvrages me rendent confiance et envie de dialogue avec les nouvelles générations : elles vont peut-être nous aider à transformer nos réductrices sciences d'analyse en ingénieuses sciences de conception.
J.-L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003