Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de BOULEAU Nicolas : |
« Philosophie des Mathématiques et de la Modélisation, du chercheur à l'ingénieur » Ed. L'Harmattan, Paris 1999, ISBN 2-7384-8125-6, 363 p. |
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Par son titre, "Philosophie de la Modélisation", l'ouvrage n'invite-t-il pas les participants du Programme "Modélisation de la Complexité à la lecture et à la réflexion ? Les méditations sur la modélisation, "le principal outil dont nous disposons aujourd'hui pour comprendre les phénomènes que nous percevons complexes" (H.A. Simon, 1990), ne sont pas encore très nombreuses sans doute parce que les dictionnaires ignorent encore ce mot incongru qui recouvre souvent d'une touche de modernité des "modèles" bien triviaux. Alors commençons par nous réjouir de cette initiative, avant de l'utiliser comme un prétexte pour reprendre une délibération nécessaire dès lors que nous nous interrogeons sur le sens de ce que nous faisons lorsque nous "modélisons pour raisonner".
Convenons dès l'abord de la transformation du projet de l'auteur à laquelle nous nous livrons en "raccourcissant" le titre de son livre : les philosophies de la modélisation n'occupent que la troisième partie de son ouvrage et le quart de son volume, le propos étant plus de nous entretenir d'abord des "Philosophies et des fondements des mathématiques" (les deux premières parties de l'ouvrage). Sur ces bases, la "représentation et la communication dans des langages semi-artificiels" que l'auteur avec F. Bacon (p. 313) appelle "mathématiques mixtes" (titre de la 3e partie) pour ne pas dire "appliquées", deviendront l'argument d'une "philosophie de la modélisation" qui visera surtout à contester "le prestige de la scientificité (accordé à) des représentations qui n'en ont que la parure" (p. 329).
Il lui suffira pour cela de proclamer que "les mathématiques ont un rôle nouveau" (p. 319), puisque, malgré les apparences, "et contrairement à ce que pensait J. Dieudonné" (p. 238), les mathématiques pures "inventeraient un sens" (p. 195) et même des sens ("la polysémie des mathématiques leur est absolument vitale", p. 238). Comment cette polysémie évitera-t-elle au lecteur les "compromis" qu'implique l'interprétation des propositions "purement mathématiques", compromis que l'auteur assure détester avec W. Heisenberg (p. 239) ? Nous ne le saurons pas alors que nous savons tous, d'expérience sensible, que la modélisation des systèmes perçus complexes passe par l'invention du "sfumato", le "clair-obscur" Léonardien, compromis par excellence entre le clair et l'obscur.
Nous n'aurions sans doute pas, il est vrai consacré ici la même attention à cet ouvrage s'il l'avait seulement intitulé : "Philosophies des mathématiques", intitulé qui ne nous aurait pas incités à anticiper les philosophies de la modélisation". L'auteur nous informe, p. 17, que son livre est né d'une de ses conférences sur "les mathématiques, langage de la complexité", mais ce détour par la complexité n'apparaît pas dans la présentation de son livre. Aussi, pour que nous puissions lire utilement la 3e partie qui nous intéressait a priori, il fallait explorer d'abord les deux premières. Exploration au demeurant fort intéressante qui, si elle témoigne de l'originalité de la culture historique de l'auteur, révèle aussi ses partis pris épistémologiques et même corporatistes.
J'en mentionne trois, que je pouvais plus aisément diagnostiquer, à seule fin de relativiser la légitimité de la dernière partie sur la philosophie de la modélisation : en relativisant l'assurance des prémices sur les (ou plutôt la) philosophie(s) des mathématiques que propose N. Bouleau, on relativisera la légitimité des conclusions qu'il en infère avec l'autorité habituelle des mathématiciens de profession. Ce qui, redisons-le, n'enlèvera rien à leur intérêt, qui est de nous faire réfléchir encore sur le sens de cet acte cognitif étonnant qu'est la modélisation, "conception-construction d'artefacts (des symboles computables), par lesquels l'esprit humain donne sens à ses actes".
* La présentation de la "controverse des fondements" qui opposa dans les années 1920 Brouwer à Hilbert est ostensiblement partisane donnant le beau rôle à Hilbert puis aux Bourbaki. Mais le lecteur ignorera qu'il dispose des pièces du dossier en français, grâce au remarquable travail de traduction et de présentation de J. Largeault publié en 1992, "Intuitionnisme et théorie de la démonstration", Ed. Vrin (note de lecture MCX, Cahier n° 6, Lettre n° 18, 1994). L'image qui ressort de cet examen des textes dans leur contexte est alors fort différente, et je crois beaucoup plus féconde pour notre intelligence de la modélisation que celle proposée par N. Boileau : elle désacralise le "formalisme" sans diaboliser le "constructivisme" en mathématiques aussi bien que dans les disciplines qui s'attachent à conceptualiser pour comprendre. Pourquoi ne pas même citer ces travaux de J. Largeault, dont l'examen conduit le lecteur à une toute autre interprétation de cette controverse, interprétation que je crois plus féconde pour la philosophie de la modélisation ? (Si les 560 pages de son ouvrage effrayaient, il aurait au moins été possible de considérer son excellent "Que sais-je ?" sur "l'intuitionnisme", PUF 1992, note de lecture dans le Cahier des Lectures MCX n° 7, Lettre n° 19).
* Les pages consacrées à la philosophie de la preuve en mathématique de I. Lakatos sont également bien partisanes : on clame son "insuffisance" sans aider le lecteur à se forger son propre jugement : nulle référence à la traduction en français de "Preuves et Réfutations" pourtant traduite et publiée en 1984 par N. Balacheff et al. (chez Hermann ; cf. ma note de lecture dans le Cahier des Lectures MCX n° 20, Lettre MCX n° 34, mai 1999). Pour qui lit les pages de Lakatos dans ce texte bien traduit et documenté, cette insuffisance n'est vraiment pas perceptible. Il semble que N. Bouleau veuille ainsi faire payer aux anglo-saxons de façon quelque peu mesquine le péché d'ignorer outre-Atlantique le mathématicien français Albert Lautman, alors qu'ils célèbrent trop à ses yeux I. Lakatos (p. 162). Sera-t-il crédible alors lorsqu'il assurera en conclusion que les mathématiques sont "la seule discipline réellement tolérante quant aux contenus de la connaissance accueillante à toute nouvelle vision du monde ".
* La ligne consacrée à H.A. Simon est d'une si évidente mauvaise foi que l'on se demande si N. Bouleau n'a pas laissé passer une erreur typographique ? Je crains hélas qu'il mentionne le nom du père de la théorie de la modélisation par "Symbol and Search" (1975) sans jamais l'avoir lu, procédé hélas familier à nombre de ses confrères qui mentionnent H. Simon en se gardant bien de citer avec précision fut-ce une ligne justifiant leur interprétation : je recopie cette ligne de N. Bouleau pour qu'on juge sur pièce : "Si les cybernéticiens de l'époque des cartes perforées comme von Bertalanffy et Herbert Simon ont été trop optimistes sur les capacités de l'informatique à résoudre certains problèmes algorithmiquement délicats, " (p. 264). Associer Bertalanffy (qui n'a jamais travaillé en algorithmique) et H. Simon qui est avec A. Newell le fondateur incontesté de la théorie et de la pratique de la modélisation et de la simulation par "heuristiques programmables" des systèmes complexes, ayant produit avec 25 années d'avance les premiers travaux sur la conception et la programmation des heuristiques (en effet en 1957, au temps des cartes perforées, ce qui n'est que plus exceptionnel !), cela relèverait de la diffamation dans une communauté scientifique qui ferait de la probité intellectuelle sa convention fondatrice. Mais surtout, cela va nous priver de toute allusion à la si pertinente contribution de H. Simon aux "philosophies contemporaines de la modélisation" que l'on assure présenter ici. Rappelons à N. Bouleau que H.A. Simon continue à produire en 1999, au temps des microprocesseurs, et qu'il publie régulièrement depuis 60 ans les résultats de ses travaux. Je tiens à sa disposition et à celle de ses lecteurs un bon nombre de références d'articles dont l'examen enrichira nos réflexions sur la modélisation. S'il voulait négliger H. Simon, il suffisait de ne pas le citer. On lui aurait fait un procès mineur pour incomplétude culturelle au lieu de lui faire un procès majeur pour manque de probité intellectuelle !
Ces examens critiques de quelques-uns des nombreux arguments que N. Bouleau rassemble pour étayer sa conception de la modélisation ne visaient qu'à relativiser sa pertinence. Mais, redisons le, ces tentatives de théorisation sont encore si rares qu'il nous faut nous garder de jeter le bébé b avec l'eau du bain.
Parmi les exemples que présente succinctement N. Bouleau pour illustrer son propos, exemples qui sont tous des cas "d'application" plutôt que de conception d'un modèle mathématique à une situation déjà bien décrite en langage naturel, il en est un qui a retenu plus particulièrement mon attention depuis longtemps : celui de "l'écriture de la danse", archétype me semble-t-il de la modélisation d'une action perçue complexe. La modélisation de la danse comme celle de la musique, permet non seulement de reproduire une chorégraphie déjà écrite mais aussi d'en inventer de nouvelles. Ce n'est pas "l'intérêt des mathématiques pour la représentation commode d'une trajectoire dans un espace de plus de cinquante dimensions" qui, usuellement, retient pourtant d'abord l'attention du modélisateur. C'est l'invention de systèmes de symboles permettant de représenter de telles trajectoires. Les notations mathématiques initialement disponibles ne sont pratiquement d'aucun secours pour aider R. Feuillet à élaborer en 1700 "l'art de décrire la danse". L'exercice révèle que pour "modéliser le mouvement il faut privilégier ici l'intentionnalité en se plaçant du point de vue de l'usage du modèle" (p. 279). "C'est une évidence, ajoute N. Bouleau, il y a plusieurs façon de modéliser évidence malheureusement rarement appliquée, les concepteurs de modèles essayant trop souvent de faire croire à l'unicité de leur démarche". Que n'applique-t-il cette sage remarque à son propre propos. "L'intérêt du mathématicien" n'est pas celui du chorégraphe, et l'insistance du premier à ne connaître que ses modèles (en oubliant de nous narrer sa démarche cognitive tâtonnante, la modélisation, qui l'a conduit à les élaborer), nous fait oublier l'essentiel : avant de raisonner, fût-ce axiomatiquement sur un modèle symbolique, il faut élaborer et ré-élaborer sans cesse ces systèmes de symboles sur lesquels tout à l'heure nous allons raisonner. Pour ce faire l'expérience modélisatrice du chorégraphe, du géographe ou du chimiste nous sera souvent plus précieuse que celle du mathématicien qui attend en général qu'on lui ait présenté nos modèles déjà pré-élaborés sous une forme qui lui convienne. Forme bien moins souple quoi qu'en assure l'auteur (p. 239) que celle que nous a permis le langage discursif et graphique qu'utilisait déjà Léonard de Vinci. Ou les systèmes de notations chorégraphiques ou musicales ou chimiques La Topique, rappelait déjà G. Vico relisant Aristote, qui vise à une représentation riche des contextes de l'action examinée, est ici souvent plus féconde que la mathématique.
L'exemple de la modélisation du trafic automobile que mentionne avec jubilation N. Bouleau (p. 269+), est ici révélateur : on sait combien les mathématiciens sont fiers des modèles hydrologiques, granulométriques et autres qu'ils ont donnés aux ingénieurs pour les aider à calculer les bonnes régulations de trafic. Mais aucun de ces modèles mathématiques (en général "grossier car simple alors à valider", p. 272) n'a conduit à élaborer l'autorégulation des trafics par aménagement des giratoires. Nul n'en conclut qu'il faut bannir tout modèle mathématique, mais on convient que le processus cognitif de modélisation est d'une telle richesse et d'une si étonnante puissance ("le disegno, disait Léonard, est d'une puissance telle qu'il ne fait pas qu'imiter les uvres de la nature, ") qu'il n'est pas nécessaire de le réduire exclusivement à l'application économique de modèles préformatés en langage mathématique.
Ce sera peut-être la requête que les citoyens modélisateurs que nous sommes tous, présenteront aux mathématiciens qui font le courageux effort de s'intéresser à la modélisation (et pas seulement au traitement de modèles déjà fermés) :
" Au lieu de clamer sans cesse la beauté des modèles que vous nous proposez, racontez-nous sans pudeur les itinéraires cognitifs que vous dessinez lorsque vous élaborez puis transformez ces "artefacts symboliques" que sont ces modèles paradoxaux. Modèles paradoxaux puisqu'ils nous rendent intelligibles dans l'action ces situations irréductibles à un modèle, aussi sophistiqué soit-il, que sont les situations complexes. En un mot racontez-nous vos expériences modélisatrices, sans les tenir pour supérieures à toute autre. ("Il est - rappelait H. Simon en 1967 - des modèles formels qui, bien que rigoureux, ne ressemblent pas aux modèles utilisant les mathématiques traditionnelles"). Nous savons bien, d'une ancestrale expérience, que ces expériences modélisatrices sont souvent intéressantes et que nous aurions grand tort de nous en priver simplement parce que vous nous les présentez avec trop d'arrogance. Vinci, Valéry, Polya, et H. Simon vous donneront souvent de bons exemples de ce que nous vous demandons".
Il me semble, en achevant cette vivifiante lecture de l'ouvrage de N. Bouleau dont je crains de n'avoir trop exclusivement souligné que les aspects à mes yeux provocants, qu'il dispose de cette culture et de cette expérience modélisatrice qu'il pourrait nous livrer. Il faudrait pour cela qu'il accepte d'appliquer aux savoirs mathématiques la modestie non-déterministe à laquelle il invite en conclusion les autres disciplines : "Les mathématiques montrent, contrairement à ce que répètent les mauvais vulgarisateurs, qu'il n'y a aucun déterminisme des savoirs" (p. 354). Initiative qui risque de lui valoir quelques inimitiés dans sa corporation si fière du prestige que lui confère l'inintelligibilité de ses discours justificatifs. Entre civisme et corporatisme, le choix est hélas encore bien souvent cornélien, tant est légère la culture épistémologique des scientifiques et des citoyens. Mais si en marchant se construit le chemin, en uvrant ensemble peut-être saurons-nous aussi tisser la toile robuste qui supportera un moment nos cultures épistémiques ?
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003