Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de MUSSO Pierre :
« Saint-Simon et le Saint-Simonisme »
     PUF. "Que Sais-je ?" n° 3468, ISBN 2 13 049840 X, 127 pages.

"Le nom de Saint-Simon est plus célèbre que son œuvre, d'autant que l'on confond souvent le duc de Saint-Simon (1675-1755), célèbre mémorialiste de Louis XIV, et Claude-Henri de Rouvroy, Comte de Saint-Simon, philosophe du début du XIXe siècle, dont il est question dans cet ouvrage". "Étrange statut de cette œuvre qui ayant exercé une grande influence …au XIXe siècle, est à la source des grandes idéologies contemporaines", observe P. Musso qui a l'heureuse idée de nous faciliter l'accès à cette pensée : n'imprègne-t-elle pas si pesamment encore, la culture épistémologique de tant de dirigeants tant politiques qu'économiques, au moins en France.

Il est probable pourtant que la plupart d'entre eux ignore aujourd'hui l'œuvre et même le nom de cet étonnant penseur que l'on pourrait tenir pour le fondateur de la toute puissante secte techno-organo-scientiste qui domine l'enseignement technique et souvent la recherche scientifique en Occident ! Auguste Comte, qui fut le disciple et le secrétaire de Saint-Simon de 1816 à 1823, sut récupérer à son seul crédit une large part de l'héritage épistémologique, en abandonnant aux Saint-Simoniens et aux socialistes Proudhoniens l'héritage ingénierial et managérial. C'est à lui que l'on attribue ce "funeste présent", pour les uns, ou cette "merveilleuse promesse de la fin de l'histoire" pour les autres, qu'est le positivisme ou la science positive.

Il est bien utile pourtant de remonter aux sources et de comprendre le contexte dans lequel cette conception scientiste de l'action humaine s'est formée. La lecture d'A. Comte m'avait souvent laissé perplexe : comment tant de citoyens cultivés ont-ils pu prendre au sérieux les argumentations spécieuses et les déclarations d'évidence à croire sur parole du Grand Prêtre de la religion positiviste ? J'en concluais que c'est parce qu'ils ne l'avaient pas lu, se contentant de la mention de ses titres de philosophe polytechnicien (" n'est-ce pas là un oxymoron suffisamment rare pour qu'on le valorise ? " assurent les moqueurs).

Et je me disais que nous devrions plutôt remonter à la source, autrement dit à Saint-Simon ! Mais à la différence des textes d'A. Comte, ce n'était pas chose aisée. Les bibliothèques les ont oubliés dans une antique poussière, et les références sont rares ! La parution de ce " Que sais-je ? " de P. Musso comble ici très utilement cette surprenante lacune.

On découvre d'abord que le personnage est bien plus attachant qu'A. Comte et que sa réflexion est construite sur une riche expérience personnelle. Ce témoin courageux a la fibre épistémique, et il cherche plus volontiers à comprendre pour faire qu'à spéculer pour publier. On comprend mieux qu'il ait pu séduire plusieurs générations d'ingénieurs au long du XIXe siècle heureux de dispenser d'une pensée d'apparence scientifique et philosophique, qui leur évitait d'avoir à s'interroger sur les enjeux éthiques et culturels de leur action tout leur assurant un non-conformisme de bon aloi face aux tenants de la restauration et du juste milieu !

Le modèle de la société d'abeille n'est-il pas un archétype d'organisation sociale spontanée et de rationalité économique optimum ? P. Musso s'efforce d'évoquer le Saint Simonisme en historien consciencieux, mais il ne dissimule guère sa fascination pour cette "mystique industrialiste des réseaux de communication" : ne revient-elle pas aujourd'hui "en force… quand est posée la question de la place et du rôle de l'État" ? (p. 123). Si nous nous étonnons de la prégnance du simplisme linéaire de tant de dispositions institutionnelles contemporaines, ne faut-il trouver sa source dans cette fascination ? Mieux vaut alors la connaître pour mieux nous en débarrasser !

Le chapitre que P. Musso consacre à l'épistémologie de Saint-Simon nous y aidera fort bien (je ne suis pas certain que c'est ce que souhaitait son auteur !). On y trouve en particulier une des premières déclarations explicites de la Sacralisation de la Science dont nos académies sont aujourd'hui encore si friandes. Mais on découvre que pour Saint-Simon cette sacralisation avait un but pédagogique, permettant d'enseigner par le moyen efficace d'un bon catéchisme : "Il faudra que les opinions scientifiques soient " revêtues des formes qui les rendent sacrées pour être enseignées aux enfants de toutes les classes et aux ignorants de tous les âges "" (p. 28). Mais si la science n'est pas vraiment sacrée, qu'allons-nous devenir gémissent les académiciens de l'an 2000, oubliant que le "coup de la sacralisation de la science avait été imaginé par Saint-Simon en 1802 pour enseigner selon une méthode alors familière, celle du catéchisme ?

En remontant aux sources de cette idéologie positiviste issue du Saint-simonisme qui sclérose tant l'intelligence humaine contemporaine au nom d'une science sacralisée, ne serons-nous pas mieux équipés pour argumenter avec quelques chances d'être entendu, l'appel à une nouvelle réforme de l'entendement que symbolise aujourd'hui le mot de J.M. Lehn que nous mettons si volontiers en exergue du Programme MCX-APC : " L'esprit scientifique, ce n'est pas croire, mais penser ".

J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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