Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de SALANSKIS Jean-Michel :
« Le constructivisme non standard »
     Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 1999, ISBN 2-85939-604-7, 349 pages.

Nos réflexions sur la modélisation des phénomènes perçus complexes nous avaient, dès leur origine, incités à prêter attention aux travaux de quelques mathématiciens enfin à nouveau attentifs au "problème des fondements" ; autrement dit attentifs à l'examen des justifications forgées par les pratiques mathématiques pour élaborer et pour interpréter les "modèles" a priori rassurants qu'elles nous proposent des situations que nous percevions confuses. On retrouvera dans les premiers Cahiers des Lectures MCX une note sur un ouvrage collectif animé par J.M. Salanskis et H. Sinaceur, publié en 1992, "Le Labyrinthe du Continu", Springer-Verlag (Cahier n° 6, Lettre MCX n° 20, 1994) et une autre (due à Ch. Roig) sur "l'Herméneutique Formelle" de J.M. Salanskis (1991, Ed. du CNRS) qui proposait de "dévoiler l'âme des mathématiques, leur caractère herméneutique" (Cahier n° 10, Lettre MCX n° 24, 1995).

Aussi ne sera-t-on pas surpris de nous voir à nouveau attentif à ce nouvel ouvrage de J.M. Salanskis au titre quelque peu mystérieux : "Le constructivisme non standard", titre suggérant qu'il existerait déjà un constructivisme standard et par-là généralement accepté ; ce qui laisse bien sûr dubitatif. Notre auteur, il est vrai, joue sur les mots sans doute pour retenir l'attention du "public concerné" dont l'éditeur nous dit courtoisement qu'il sera un "public motivé, universitaires ou lettrés beaucoup plus divers". Car s'il avait retenu pour titre l'objet le plus visible de son livre : "l'Analyse Non Standard" (A.N.S.)… doctrine moderne des quantités infiniment petites, il n'est pas certain qu'il aurait attiré une autre attention que celle, hélas encore bien réduite, des mathématiciens concernés.

En associant le mot Constructivisme à l'A.N.S. il élargit son public potentiel qui devient celui de "ceux qui accordent un privilège dans la construction du paysage mathématique aux objets construits, en un certain sens élémentaire et technique du verbe construire". Si bien que, pour l'essentiel c'est d'une conception relativement standard (faute de concurrents !) du constructivisme en mathématiques qu'il va nous entretenir avec beaucoup de soin et en se référant scrupuleusement aux articles mathématiques somme toute nombreux consacrés à l'ANS depuis (que) les travaux d'A. Robinson, aux alentours de 1960, restituent, réhabilitent et réinventent dans le cadre des mathématiques formelles contemporaines, l'usage des infinitésimales qui fut celui de Leibniz…"

Exercice intéressant mais délicat qui vise apparemment à réconcilier enfin l'école des mathématiques formalistes de Hilbert puis des Bourbaki avec l'école des mathématiques constructivistes de Brouwer que la première avait réduit au silence à la fin des années 1920. Comme l'ANS se tient mieux dans le cadre constructiviste que dans le cadre formaliste, et que l'arrogance des formalistes n'est plus de mise bien que ses tenants règnent encore souvent dans l'institution, ce type de compromis est sans doute de bonne manœuvre

Mais intéressera-t-il le public motivé… par le constructivisme, mathématique ou autre, standard ou non ? L'étonnant est que ce défi est sympathiquement relevé par J.M. Salanskis, au moins aussi bon herméneuticien qu'il est bon mathématicien. Certes, je vous l'accorde, il est des moments dans ma lecture où j'ai dû relire deux fois certaines pages pour interpréter leur présence dans le développement, et d'autres où je me suis félicité du glossaire détaillé que l'auteur a placé en fin d'ouvrage. J'ai même été subrepticement humilié par six pages qu'il introduit par la phrase : "Le passage qui suit est très largement techniqueLe lecteur par trop ignorant de ces matières est simplement (sic) invité à lire en diagonale, et à sauter à la conclusion du passage" (p. 245) ; or ce passage est consacré à une interprétation "constructiviste clandestine" (p. 235+) de la célèbre méta classification en 7 catastrophes élémentaires de R. Thom si joliment intitulées "pli, fronce… et ombilic…". Mais comme j'étais motivé par mon hypothèse initiale qui est que les épistémologies constructivistes concernent tous les citoyens attentifs au sens ("épistémé") de toutes les connaissances qu'ils considèrent, qu'elles soient mathématiques ou autres, standards ou non, il me suffisait de ne pas attacher trop d'importance aux spécificités proprement techniques mathématiques : la qualité formelle d'une démonstration m'importe moins que l'originalité des inférences cognitives "non localisables à l'avance" qu'elle suggère.

Et ici ces inférences sont nombreuses, plus particulièrement suggérées par le premier chapitre (l'épistémologie de la théorie des modèles) et par le dernier (le constructivisme infinitaire… et clandestin). Certes, on peut présumer que l'auteur n'encouragera pas cette lecture critique de ses discussions, qui transforme ses thèses en hypothèses et qui suscite des questions épistémologiques qu'il n'a pas voulu aborder. Mais ses lecteurs lui seront reconnaissants de sa relative tolérance, rare encore dans sa corporation, comme de son projet épistémologique qui est de camper une conception originale et intelligible de "l'objectivité" qu'il qualifiera de "constructive" et de "corrélative", conception qui "récupère en quelque sorte le programme formaliste".

Sa tentative me semble faire chèrement payer au programme constructiviste les concessions qu'il doit faire pour être admis dans la cour des riches, mais on peut espérer qu'une fois dans la place et "dans une perspective plus générale, nous pouvons imaginer qu'une mathématique plus pauvre, démontrant moins de choses, nous communique une représentation plus intéressante de son objet …" (p. 266). Pourquoi faut-il convenir qu'une mathématique nous aidant à former des représentations plus riches des phénomènes modélisables serait une mathématique pauvre, bonne pour les pauvres citoyens que nous sommes ? : C'est ce que J.M. Salanskis ne nous dira pas, prudemment.

Mais ses lecteurs, ainsi interpellés, pourront oser poser la question et l'inciter à "encore interpréter… l'expérience de pensée mathématique…" : jusqu'à ce qu'elle s'exerce à penser l'action et plus seulement l'objet ; jusqu'à ce qu'elle entende "le Réel" non plus comme un "déjà là" ou un "en soi naturel", indépendant du sujet qui discourt, mais comme la perception d'une expérience cognitive, dans les termes de P. Valéry par exemple : "Ma main se sent touchée aussi bien qu'elle touche. Réel veut dire cela. Et rien de plus" (Mon Faust, OC. Pl. II, p. 323).

Cette expérience herméneutique qui l'a incité à méditer pour nous sur le sens "des mots petit, grand, fini et infini" comme auparavant sur le sens des mots "continu et discret" devient grâce à lui une expérience communicable ; difficilement certes, mais peut-il en être autrement ? Il s'agit, disait à peu près G. Bachelard, "de lire le complexe réel sous l'apparence simple des phénomènes…" Fût-ce au prix de la modestie académique, qui accepterait une mathématique qualifiée de pauvre permettant une modélisation et une interprétation riche et émerveillante de nos expériences et de nos étonnements. L'herméneutique formelle selon J.M. Salanskis, comme l'épistémologie formelle selon M. Mugur-Schächter nous y aide déjà, chemin faisant à leur côté …

J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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