Rédigée par J.L.Le Moigne sur l'ouvrage de MEYER M. (Dir), avec CARRILHO M.M. et TIMMERMANS B. : |
« L'Histoire de la Rhétorique, des Grecs à nos jours » Ed. Livre de Poche, LGF 1999, ISBN 2-253-94283-9, 384 pages. |
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Vais-je regretter d'avoir l'an dernier invité les lecteurs pensifs à s'arrêter sur la volumineuse "Histoire de la rhétorique dans l'Europe moderne " (1360 pages) que M. Fumaroli venait de faire éditer en s'entourant de quelque vingt-cinq spécialistes pointus ? (cf. le Cahier des Lectures MCX n° 23, nov. 99) ? Trois mois après, Michel Meyer publiait, en inédit Livre de Poche - Essais, pour un prix dix fois moindre, cette autre "Histoire de la Rhétorique" bien plus ample dans son projet, tout en étant aussi précise dans ses références essentielles, au moins pour le lecteur qui s'intéresse aux ruses de l'esprit humain s'efforçant d'argumenter et de séduire sans ignorer la complexité de ses entreprises.
Je crois que je vais plutôt regretter de ne pas avoir encore assez médité cette remarquable et économique "Histoire de la Rhétorique", pas assez pour savoir convaincre, en rhéteur bien informé, les responsables d'action collective, qu'ils soient politiques, directeurs ou enseignants, qu'il leur faut d'urgence prendre conscience que "rien n'échappe aujourd'hui à la rhétorique" alors qu'ils ne savent sans doute pas ce que peut être cette discipline de l'esprit si antique que les sociétés occidentales l'ont bannie de leurs académies il y a un siècle !
M. Meyer dans son introduction nous assure pourtant que "la rhétorique connaît aujourd'hui un regain considérable Nous vivons dans une société de communication, les individus s'expriment, débattent, doivent plaire, séduire et convaincre. L'ère des idéologies qui régimentaient la parole et les opinions s'est écroulée avec le mur de Berlin." (p.5) "On peut même parler d'un " tournant rhétorique " avec Habermas, et Perelman, Eco et Gadamer" (p.249 ). Mais n'est-ce pas là propos d'expert cherchant à se convaincre que sa spécialité est importante ? Le fait qu'en 1999 paraissent simultanément la volumineuse encyclopédie dirigée par M. Fumaroli aux PUF et cet essai de M. Meyer, M.M. Carrilho et B. Timmermans largement diffusé par le Livre de Poche - Essai inédit, semble pourtant lui donner raison.
Sera-ce une mode ? On pourrait le craindre, tant l'histoire de la rhétorique est dérangeante pour les institutions établies et en particulier pour les académies scientifiques. Mais on peut aussi se dire que les citoyens vont s'y intéresser sérieusement : ne vont-ils pas prendre peu à peu conscience du fait que la Syllogistique Parfaite (ou Logique Formelle) qu'on leur a enseignée comme étant le seul mode de production du Vrai et donc du Bien, n'avait pas toujours été parée de ces vertus ? Vertus dont leur expérience quotidienne les incitent à douter.
Le partage des tâches entre une rhétorique confinée au culte du beau (les Belles-Lettres) et une logique garante du caractère sacré du vrai (la Science), ne devient-il absurde, intolérable même pour la raison humaine qui doit convenir de sa propre barbarie lorsqu'elle se laisse enchaîner par "ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles dont les géomètres ont coutume de se servir" ?
Pourquoi ne pas évoquer ici les lignes que Nietzsche consacrait en 1872 à cette désacralisation de la vérité, que nous rappelle B. Timmermans, p.237 ?
"Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref une somme des relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie mais comme métal. "
Les arguments épistémologiques pourtant semblent peu convaincants : G. Bachelard, T. Kuhn, E. Morin, d'autres, nous disent depuis longtemps combien ces certitudes syllogistiques sont illusoires ; "Discours de circonstance" soulignera G. Bachelard dès 1934. Mais nos institutions d'enseignement et de recherche n'aiment guère les entendre et persistent à imposer aux sociétés civiles un seul texte sacré, le Discours de la Méthode simplificatrice, linéarisante et clôturante. Comment accepteraient-ils d'enseigner, par exemple :
"Or en rhétorique, on n'a pas A ou non-A, mais A et non-A, sans pour autant quitter le domaine du logos la nécessité est étrangère à la rhétorique
A est non-A sans être contradictoire parce que A peut être B ou C ou D, qui sont autant d'attributs contingents
La rhétorique c'est l'homme dans le logos. Il s'y projette, s'y exprime, et comme l'homme est multiple, le pluralisme des voix se traduit dans la richesse des expressions qui servent d'attributs à la réalité" (p.9-10)
Même s'ils disent peu après que "les quatre moments de la rhétorique que sont l'invention, la disposition, l'élocution, et la mémorisation vont ainsi se transformer et donner naissance aux célèbres règles de la méthode chez Descartes" (p.13), élégant tour de rhétorique qui permet au Rhéteur M. Meyer de se concilier l'interlocuteur à condition qu'il ne s'aperçoive pas de la flatterie : la démonstration est quelque peu "tirée par les cheveux" (encore une figure, rhétorique oblige !) pour un critique averti.
Les considérations historiques vont-elles s'avérer plus pertinentes ? On est tenté de le présumer lorsqu'on parcourt la fresque dressée par ces trois historiens de la rhétorique qui, en bons historiens, sont aussi de sérieux philosophes, l'un d'eux, M.M. Carrilho étant même un brillant responsable politique (il est ministre de la Culture du Portugal depuis 1995, après avoir publié quelques solides études sur la rationalité, qui avaient retenu notre attention : cf. les notes de lecture sur "les rhétoriques de la modernité", 1992, PUF, Cahier MCX n° 4, 1993, et "Rationalité, les avatars de la raison ", Aubier 1997, Cahier MCX n° 19, janvier 1999).
On ne peut ici que s'exercer à attirer l'attention du citoyen sur ce fascinant déploiement de l'éventail des multiples ressources de la raison humaine : convenir avec Aristote, que "l'être est multiple", irréductible donc à une seule catégorie, fût-elle l'essence platonicienne, c'est se donner la chance de pouvoir s'émerveiller, inventer, concevoir, rêver. C'est pouvoir à la fois "Pleurer Aimer, Rire et Comprendre" dira E. Morin dans un Journal (1996) qui est aussi un fascinant essai qui nous confesse "la multiplicité que chacun porte en l'unité de son moi à la fois ardent amour de la vie et indicible mélancolie" (cf. Cahier des Lectures MCX n°12, mai 1996). C'est montrer comment, depuis Empédocle, Corax, Tisias, Gorgias, Protagoras, Aristote, Cicéron, Quintilien, Montaigne, Pascal, Vico la pensée humaine a su, par mille détours, s'attacher à relier et à comprendre, à relier pour comprendre et à comprendre pour relier. Relier l'un à l'autre, l'orateur à l'auditoire, par les innombrables formes et artifices du langage couplant forme et figure, discursif, pictural, chorégraphique, musical, graphique, corporel.
De cette complexe reliance du sujet se comportant délibérément (Ethos) vers tel autre qui l'entend et qu'ainsi il émeut (Pathos), par la médiation d'un langage (Logos), M. Meyer et ses coauteurs vont faire une étonnante tresse : "L'ethos, le pathos et le logos sont les moments, les charnières du questionnement en rhétorique : il fallait les articuler comme telles, en les interprétant à partir du questionnement " (p.329). (Comment ne pas songer ici un instant au titre du fascinant ouvrage de D. Hofstadter, 1979, qui restaura peut-être le raisonnement récursif dans nos cultures : "Gödel, Escher et Bach, les trois brins d'une guirlande éternelle ?" Mais cette "Histoire de la rhétorique" n'ose s'avancer si près dans notre histoire contemporaine ; elle s'interrompt avec K. Burke et J. Habermas vers 1970, et nous laisse poursuivre seuls notre chemin entre les belligérants qui s'affrontent pour conquérir les terres des nouvelles sciences de la cognition ).
En s'aidant de ce puissant paradigme du "Complexe Ethos-Pathos-Logos", les auteurs vont parvenir à détorsader-retorsader pour nous l'histoire apparemment si enchevêtrée de la rhétorique, transdiscipline de la modélisation de la complexité par excellence, que chacun s'efforcera de s'approprier en privilégiant le toron qui convient le mieux à son propos, lui asservissant les deux autres. Ainsi s'éclairent pour nous d'étonnants rapprochements et d'étonnantes séparations, que ce soit entre les sciences et les humanités, la logique et la dialectique, la sophistique et la syllogistique, l'analytique et la topique, la sémiotique et l'herméneutique, la pragmatique et la linguistique, l'histoire et le droit, la théologie et la métaphysique
En se re-déployant, l'éventail des multiples usages de la raison humaine, que chacun avait tenté de refermer sur sa seule branche préférée (les logiciens positivistes réussirent souvent cette réduction, particulièrement en France, où ils eurent l'habileté de concéder une académie aux "Belles-Lettres", qui se résignèrent alors à l'abandon en 1885 de l'enseignement d'une " rhétorique de cour " réduite à un ornementalisme stylistique), va-t-il nous permettre enfin de "travailler à bien penser" ? N'est-ce pas là qu'est "le principe de la morale, toute notre dignité ?" (Pascal, Pensées, 200-347 H.3).
S'y exercer, c'est convenir de cette étrange faculté de l'esprit humain qui est d'inventer, de concevoir et de composer, en ne séparant jamais le projet de son contexte. L'éloquence ici n'est pas plus secondaire que l'imagination ou la mémorisation, puisqu'elle leur est inséparable, pas plus que ne peuvent se disjoindre le désir de convaincre et le désir de séduire. L'exercice appelle à une modestie que l'on voudrait naturelle, celle qui ne prétend plus à la vérité certaine, et qui s'honore des vraisemblables plausibles. La rhétorique alors peut légitimer le bon usage de "ses quatre tropes fondamentaux, la métaphore, la synecdoque, la métonymie et l'ironie " par lesquels la raison humaine peut à la fois comprendre et communiquer, permettant l'interaction effective (et souvent récursive, mais nos auteurs ne le soulignent pas) du sujet et de l'objet (p.186), de l'orateur et de l'auditeur-interlocuteur.
Cette interaction fondatrice de l'exercice de la raison, M. Meyer la présentera dans le cadre conceptuel de "la problématologie" à laquelle il a consacré de nombreux travaux depuis 1986 : la rhétorique entendue un peu trop exclusivement comme une science de l'argumentation a en effet la faiblesse de se présenter comme une technique résolutoire apparemment concurrente de la logique ou l'algorithmique. Présentation qui facilite son introduction dans l'enseignement, mais qui masque sa complexité épistémique : elle était méthode générale de questionnement, elle dégénère alors en recette locale de résolution voire d'ornementation.
Ne peut-on convenir de sa capacité initiale, qui est de questionner, de se présenter en terme de formulation tâtonnante de problèmes plutôt que de résolution "Il n'y a pas de raisonnement humain où l'interrogativité ne soit présente" (p.299). On la trouvera alors bien proche de la pragmatique modélisation systémique. P. Valéry (que nos auteurs semblent hélas méconnaître ici) l'avait souvent souligné : "Mon système est de représenter et non d'expliquer".
Il lui faudra aussi assumer l'exigeant changement de référent épistémologique que B. Timmermans attribue à G.Vico : "Ne découvrons pas les Vérités, faisons-les, c'est-à-dire construisons-les par l'esprit " (p.210). Mais comment saurons-nous que ces propositions que nous avons construites seront effectivement des vérités, interrogent les gardiens des temples ? Précisément parce que nous les faisons et pouvons les refaire, répond Vico, et que le vrai auquel nous pouvons ensemble accéder est dans ce faire ("Verum et factum ").
Ce vrai n'est plus alors certainement le bien ou le bon ou le beau. Et nous voilà, muni de notre seule raison, condamnés à faire ensemble sans être jamais certain que nous faisons le bien. Incertains, certes mais dotés d'une clé précieuse : "Toute notre dignité consiste donc en la pensée Travaillons à bien penser : voilà le principe de la morale ".
Cette belle et riche histoire de la rhétorique n'est-elle pas une invitation à travailler encore, en ne nous résignant pas aux facilités illusoires de ces méthodes décontextualisées que l'on enseigne à appliquer sans réfléchir ; ce doit être, je crois le meilleur service que les sciences de la complexité peuvent rendre aux sciences contemporaines, et plus particulièrement d'abord aux sciences de l'éducation, que de restaurer dans nos cultures et dans nos enseignements l'exercice de cette nouvelle rhétorique qu'il faudra peut-être appeler d'un autre nom ? Apprendre à bien penser sans d'abord réduire la complexité de nos projets comme de nos actions.
Il me faut craindre, hélas, que cette plaidoirie ne soit pas celle d'un bon rhéteur : qui sera convaincu ? Modestie bienvenue : j'essayerai encore, m'efforçant chaque fois d'être plus attentif aux contextes dans lesquels chacun reçoit et interprète ce langage, apprenant à délibérer avec l'autre .
J.L.Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003