Rédigée par J.L.Le Moigne sur l'ouvrage de BOURCIER Danièle & CADOUX Louise, eds. : |
« Savoir innover en Droit. Concepts, Outils, Systèmes - Hommage à Lucien Mehl » Edition La Documentation Française, Paris, 1999, ISBN 2-11-00435761, 346 pages. |
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Le titre est peut-être présomptueux ? Est-il un savoir enseignable de lacte dinnover en général et en droit en particulier ? Si lon ne peut pas ne pas innover, on innove comme on respire, sans prétendre forger un savoir respirer ou innover, réservé aux seuls experts, quils soient juristes ou physiologistes En revanche il est une riche expérience humaine que chacun peut entendre et méditer : en pratiquant un art, quel quil soit, celui du rhéteur comme celui du grammairien, nous pouvons extraire le suc poïetique de nos praxis, et en faisant et refaisant, concevant et créant, " élaborer nous-mêmes les lois de notre action " . Nest-ce pas cela, innover ? Plutôt quun savoir, linnovation est compréhension du processus de transformation, celui qui transforme lexpérience en conscience et en science.
On adhère pourtant volontiers au projet qui anime les coordinatrices de cet ouvrage : la représentation du Droit dans nos cultures est si pétrifiée, immobile, austère, à limage des colonnes de Buren dont la photo orne la couverture, quil importe de la revitaliser en montrant le Droit en train de se faire, souvent hors des sentiers battus dun Droit positif qui se contenterait dattendre passivement que la société modifie ses normes pour les enregistrer, ou de ceux dun Droit naturel qui disposerait de toute éternité des tables dune présumée loi morale quil aurait fonction de rappeler aux humains. Le " savoir innover en droit " nest pas un savoir déjà formé quil suffirait de transmettre de génération en génération ; cest une compréhension de ce processus paradoxal qui fait dun code social voulu universel et invariant (le Code Napoléon) un objet susceptible de sauto-éco produire en permanence. Comme sauto-produisent les images changeantes que se forme le promeneur déambulant dans la Cour dhonneur du Palais Royal entre les colonnes de Buren ?
Largument de louvrage est un hommage au pionnier de lintroduction de linterprétation cybernétique puis de lIntelligence artificielle dans le droit français et en particulier dans le droit administratif, Lucien Melh, qui fut longtemps conseiller dEtat et qui est toujours chercheur et animateur infatigable et exemplaire. Nest-il pas aujourdhui Président de lAssociation Française de Science des Systèmes Cognitifs et Techniques (AFSCET), après avoir fondé lADIJ (Association pour le Développement de lInformatique Juridique) dans les années soixante ? De nombreux juristes qui ont eu à coopérer avec lui au fil de ses multiples initiatives tant dans " ladministration comme champ de recherche " que dans les domaines de linformatisation de lactivité juridique vont ainsi nous faire part de leurs expériences et des leçons quils en proposent. Puis dautres amis évoqueront lhomme de culture et lenseignant, développant quelques réflexions allant de léthique à lesthétique par lorganisation des savoirs
Puisque lon ne peut ici sarrêter sur tous ces thèmes que lon ne peut réduire à leur lien fédérateur apparent, celui de lInformatique Juridique, je prends le parti den mentionner deux qui ont plus particulièrement retenu mon attention :
- Celui dAlexandre Andreewsky, le créateur du systeme Micromind, que les visiteurs du site MCX-APC connaissent bien et apprécient pour son étonnante puissance et pour son aisance dutilisation : " Linterrogation en langage naturel de bases de données textuelles " nous donne un trop bref aperçu de ce que fut litinéraire de la conception de ce moteur de recherche en langage naturel : on devine la complexité des questions linguistiques et statistiques quil fallut traiter pour gérer de gros corpus (tels que les corpus juridiques, qui servirent souvent de banc dessai grâce à L. Melh et à Danielle Bourcier) mais en quatre pages, il ne pouvait que nous en donner un avant-goût. Espérons quil nous fera part un jour de cette étonnante expérience de conception complexe poursuivie pendant près de trente années.
- Celui de Louise Cadoux, Conseillère dEtat honoraire : " Le numéro de Sécurité Sociale dans les fichiers fiscaux : une faute qui aurait pu être évitée ". Je navais pas prêté grande attention jusquici à cette opération dindexation des citoyens français et je navais pas perçu les enjeux de civilisation impliqués par ces dispositions apparemment techniques et informatiques. Je comprends mieux maintenant combien lattention des citoyens aux dispositions quarrêtent " naïvement " les experts devient une condition essentielle de la démocratie. Et je métonne : comment cela a-t-il été possible ? Comment se fait-il que les politiques, les médias, les juristes, naient pas tiré la sonnette avant quil ne soit trop tard ? Ce nest pas ici lincompétence technique des citoyens qui est en question : les commentaires de L. Cadoux sont parfaitement intelligibles à tout un chacun et il nest pas nécessaire dêtre diplômé de lENA pour les entendre. Peut-être y a-t-il dautres arguments quil faudrait considérer ? Mais nest-ce pas ce que permet précisément une délibération démocratique normale ?
Cest peut-être la méditation par laquelle nous poursuivrons cette riche réflexion collective sur linnovation en Droit : ne peut-il devenir, ou redevenir le support de la délibération effective dans les sociétés civiles ? A force de servir des régimes autoritaires (le Code Napoléon), na-t-il pas oublié sa vocation profonde : rendre possible et viable le " faire ensemble " qui permet aux sociétés humaines de nêtre pas des sociétés desclaves ou des hordes sentre-tuant ? Une bonne raison pour lire ce " Savoir Innover en Droit " .
J.L.Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003