Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L.Le Moigne sur l'ouvrage de LEROUX Alain :
« Une Société à vivre. Refonder le personnalisme »
     Ed. PUF Paris, 2000, ISBN 2-1305478-7, 250 pages

"C'est toujours la même histoire. Cent fois répétée. Mille fois entendue…". La première ligne ne vous donne-t-elle pas envie de lire ce livre pour entendre une fois encore cette histoire mystérieuse et pourtant familière. Ne suggère-t-elle pas une discrète connivence avec cet auteur qui va susciter l'évocation silencieuse de quelque histoire intime sans pourtant pénétrer dans nos jardins secrets. Plaisir rare et inattendu : le livre ne se présente-t-il pas dans une austère collection académique "Politique d'aujourd'hui", et son auteur ne fait-il pas profession de "philosophie économique", savante discipline à laquelle il a consacré quelques traités qui font autorité, aimons-nous dire dans nos milieux académiques ?

Mais "nos milieux" vont être cette fois quelque peu désarçonnés par cet essai au titre incongru : même les vieux mandarins, qui se souviennent encore des débats qui opposaient, dans les années cinquante, "l'existentialisme" de J.-P. Sartre au "personnalisme" d'E. Mounier, débats bien oubliés semble-t-il, se demanderont ce que peut bien être cette refondation du personnalisme : n'était-il bien fondé, aussi bien au moins que les autres idéologies qui l'entouraient ? Alain Leroux se gardera bien de leur répondre, quitte à convenir du caractère "saugrenu de ce choix terminologique" (p.27) : "Pour justifier cette précaution sémantique, rappelons encore une fois la force et la portée de notre option spiritualiste. Notre point de départ est le rejet de l'enfermement matérialiste…" (p.26) . Mais comme "la spiritualité a l'essence vaporeuse…il nous paraît utile d'associer désormais au terme " spiritualité " le mot " personnalité "" (p.27)… Et puisqu'il "n'y a aucune chance de satisfaire la censure académique…. Le texte demeurera vierge de toute référence scientifique ou philosophique explicite" (p.14).

Habile détour convenons en, qui embarrassera pourtant son lecteur , fût-il complice, dès lors qu'il cherchera à relier ce discours à ses référents familiers. Si l'on prétend refonder le personnalisme, c'est que l'on postule qu'il avait déjà été fondé ? Mais quel était ce prédécesseur ? Si c'était celui d'E. Mounier, pourquoi faut-il le refonder ? Ne se tient-il pas debout tout seul ? Que lui reproche-t-on ? Fidèle à son contrat, A. Leroux ne nous le dira pas. C'est pourtant à peu près du même personnalisme dont il va nous entretenir, le même en plus léger, j'allais dire plus simplifié. J'aurais volontiers écrit " plus utopiste ", si A. Leroux ne s'en défendait pas : "L'utopie est à l'idéologue ce que la ligne d'horizon est au marin : un attracteur étrange qui s'éloigne aussi vite qu'il s'en approche. Le navigateur garde habituellement les yeux fixés sur cette ligne imaginaire… Et il arrive souvent que les idéologies caressent le rêve d'une société utopique située dans un ailleurs…" (p.189). Mais alors que l'idéologie "propose une compréhension de la société effectivement en place et vise à définir les directions à suivre pour améliorer l'ordinaire", l'utopie en revanche, imagine une société idéale sans s'embarrasser des moyens à mettre en œuvre pour la réaliser" (p.190).

A l'abri de ces distinctions sémantiques, et sans s'encombrer des considérations que les académies scientifiques et philosophiques proposent habituellement pour caractériser les bonnes organisations des sociétés humaines, il va s'attacher à nous proposer une forme " d'utopie réaliste " qu'il va former sur "le schéma d'action sociale" (chap.21), "ni science , ni philosophie" (chap.22), mais "idéologie" (chap.23) : "Selon ce schéma, vous êtes placé en personne au cœur de la société que vous vivez. Cette société vécue (par vous) est formée d'un maillage de voisinages et de groupes de proximité, arrangé à votre idée, selon l'état d'avancement de votre œuvre de vie" (p.103). Il va pouvoir ainsi aborder la phase constructive de son entreprise, en nous proposant "quelques réflexions sur " la société à vivre"" (titre de la seconde partie).

Deuxième partie courageuse et tonique, puisque, quittant le domaine des spéculations de type idéologique, il va s'exercer à construire cette "société à vivre" dans le contexte institutionnel contemporain des sociétés occidentales : l'Etat subsidiaire, la défense du service public, le tiers secteur, et les "mutuelles authentiques", les "associations à but créatif", la construction européenne… il s'agit toujours , conclut-il "d'institutionnaliser la proximité. Car la relation avec le proche est la relation sociale majeure puisqu'elle participe à la création de soi par soi, qui donne sens à notre vie"… Cette société à vivre n'exige… qu'une révolution douce. Elle ne nécessite pas d'arrêter à grand fracas le train de l'histoire, seulement de l'aiguiller vers un avenir plus chaleureux que l'on entrevoit aisément dès que l'on ne fait plus l'impasse sur la spiritualité humaine" (p.249).

Certes le lecteur va s'étonner : la société à vivre serait-elle si simple à construire ? Suffirait-il vraiment de remplacer une idéologie par une autre, de substituer un "discours centriste" à un discours de droite ou de gauche, pour éradiquer la violence urbaine, ou pour traiter de façon durablement satisfaisante les déchets nucléaires, les situations d'extrême pauvreté et la faim dans le monde ? Les formes violentes et souvent maffieuses des communautarismes ethniques ou sectaires ne vont-elles pas trouver dans cette apologie de l'idéologie de la proximité de bonnes raisons de se développer ? Mais il sera peut-être attentif aussi à cette ré-invention des formes oubliées de l'action sociale, celle des mutuelles et des coopératives, qui savent que les vertus du "faire avec l'autre" ne se réduisent pas à celles de la cohabitation domestique ou politique.

Nous demanderons alors à "la société à vivre" de nous servir d'agitateur d'idée, d'heuristique rafraîchissante pour tenter à nouveau de comprendre en faisant, de concevoir au lieu de reproduire, de décaper nos connaissances sur la vie en société de cette gangue analytique et positiviste qui nous fait tant de mal depuis un siècle. Attention presque complice qui ne nous dissimulera pas ce qui me semble être la trop grande inattention d'A. Leroux à la légitimation épistémologique de son propos : son livre est un essai, mais n'est pas un manuel : ainsi présentée, cette société à vivre n'est pas aisément "enseignable" ; elle s'adresse à des croyants qui veulent des explications simplistes du monde, pas à des citoyens qui assument la complexité de leur relation à leur cité autant que la leur propre. Mais en nous faisant rêver à ce que peut être effectivement une société à vivre (sans trop nous embarrasser des idéologies qui la cautionneront), il nous invite à remettre l'ouvrage sur le métier… Invitation qui concerne plus immédiatement les enseignants en sciences sociales et en particulier en sciences économiques et en sciences de gestion, qui trop souvent, confondent épistémologie et idéologie pour cautionner ici le "Tout Marché "et là le "Tout Etat".

Par-delà ces considérations sur le bon usage des idéologies dans la vie en société, puis-je ajouter un argument qui m'a souvent incité à poursuivre la lecture de cette "Société à vivre ? : Alain Leroux a sûrement écrit ce livre avec plaisir, et cette dilection de l'écriture engendre subrepticement le plaisir de la lecture. Un plaisir que j'avais déjà trouvé en lisant les idéologues ouvrant le XIXe siècle par des textes dont l'écriture me semble aussi fluide et souriante que celle d'Alain Leroux. Peut-être parce que la sensibilité stoïcienne des premiers " idéologues " (Destutt de Tracy, ou Volney, qui disait : " Vis pour tes semblables afin qu'ils vivent pour toi "…) n'est pas très différente de la spiritualité personnaliste de ce "nouvel idéologue". Je crains que le rapprochement ne lui semble incongru , mais en prenant le parti de se qualifier d'idéologue pour n'être pas tenu pour un scientifique ou pour un philosophe, il prenait le risque de nous le suggérer. Et son écriture, plus proche de celle de Voltaire que de celle de Mounier, le suggère plus encore.

J.L.Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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