Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par Georges Lerbet sur l'ouvrage de LEROUX Alain :
« Une Société à vivre. Refonder le personnalisme »
     Ed. PUF Paris, 2000, ISBN 2-1305478-7, 250 pages

Un ouvrage de Michel Maffesoli n'est jamais une oeuvre banale. Celui qu'il propose aujourd'hui au lecteur retient encore plus particulièrement l'attention puisqu'il constitue presque un noeud de gerbe de sa pensée. En effet, le thème majeur du tragique qui le traverse confère à cet ouvrage une portée cardinale pour quiconque avait déjà invité l’auteur à approfondir ce thème très fort dans sa pensée. Depuis ses premiers grands livres (La Connaissance ordinaire, La Conquête du présent...) Michel Maffesoli m'avait sensibilisé à cette distinction forte qu'il établit entre ce qui est de l'ordre du dramatique et de celui du tragique.

En peu de mots, cette distinction, qui prend parfois la forme d'oppositions majeures, consiste en ce que le dramatique équivaut à une sorte de course vers la consistance absolue alors que ce n’est pas le cas dans l’univers du tragique. J'entends par là que, dans le modèle dramatique auquel nous a habitués la modernité rationaliste, positiviste et à causalité linéaire, on cherche, en allant de contradictions résolues en contradictions résolues, à atteindre un monde sans contradictions, un monde qui serait une sorte de paradis terrestre où les lendemains, enfin, chanteraient.

Quand la contradiction est reconnue comme ne pouvant être totalement évacuée du vivant, de la connaissance ou des sociétés, Maffesoli suggère que l'on se trouve dans le domaine du tragique. Cela signifie que, faute de pouvoir évacuer ou expulser le " contradictoriel ", l'homme doit " faire avec " ; il est pris dans la nécessité d'assumer l'incomplétude, aussi bien formellement logique que vitale, qui fonde notre façon d'être au monde.

Une fois l'ambition moderniste estompée, comme il l’a montré dans une grande partie de ses travaux, Maffesoli insiste sur l’approche dilthéenne du vécu au quotidien pour appréhender le fonctionnement de nos sociétés. Il montre comment, aujourd’hui, les hommes sont entraînés à reconnaître le rôle grandissant joué par le festif et par l'orgie, en même temps qu’ils assistent au repli de l'Etat au profit du tribal. En bref, Maffesoli a abordé, dans son œuvre, des domaines de la vie actuelle où un paradigme inspiré du tragique permet de décrypter notre monde avec plus de pertinence que ne le faisait celui empreint de la culture dominante depuis le siècle dernier.

Déjà avec son Eloge de la raison sensible, Michel Maffesoli s'était constitué un outil conceptuel qui impliquait un regard non limitatif sur ce qui est de l'ordre du cognitif. Il avait insisté sur le fait que le rationnel ne se borne pas à l'intellection reposant sur le seul recours à l'abstraction offerte par la logique classique. En effet, il n'avait pas hésité à incorporer une logique sensible du "ventre" dans sa modélisation. Dans son beau travail sur l'errance, il avait aussi incorporé à l'esprit de raison ce qui est de l'ordre du mythique et de l'initiatique au même titre que l'enseignement classique dans l'éducation de l'homme. En associant ainsi analogie à tautologie dans les processus logiques, et biologie à compréhension dans les cognitifs, il s'était donc donné les ingrédients conceptuels qui permettent de reconnaître la place majeure à faire à ce que j'entends par "raison ouverte" dans la connaissance de soi et du monde.

Aujourd’hui, tous ces ingrédients servent de soubassement à la lecture du tragique de la place de l’homme dans le monde contemporain. Pour ce faire, il importe de commencer par rappeler que ce qu’appréhende Maffesoli concerne les interactions entre ce qu’il est en tant que sujet heuristique et ce qui constitue son objet ; en tant qu’homme de ce monde, il applique à sa démarche et il postule dans sa pensée, les processus de connaissance qu’il discerne chez autrui, en toute cohérence et avec les moyens de sa méthodologie compréhensive. C’est alors que, par un jeu de proximité heuristique, il peut saisir l’importance donnée à la conjecture générale d’interactions et s’intéresser à la " monstration " de leurs résultats. D’où un travail, en quelque sorte, clinique : il importe de se mettre à la quête d’indices, d’" index indiquant une tendance " (p.207), que livre le quotidien quand on se met à son écoute.

Je viens d’évoquer à l’instant la cohérence opératoire entre modélisation et méthodologie dans l’entreprise heuristique de MM, il faut aussitôt y conjoindre la place faite à l’exigence de quête des cohésions tant logiques qu’objectives qui émergent de cet ouvrage. Au fond, la question majeure posée aux chercheurs en général et à ceux des sciences anthropo-sociales en particulier, demeure de l’ordre de ce qui fait que les idées et les hommes " tiennent ", " collent " ensemble pour produire des modèles ou des groupes sociaux.

La sensibilité à ces problèmes majeurs conduit, de façon quasi nécessaire, à intégrer le paradigme de la complexité et à faire une place de choix à ce qui concerne l’entre-deux incluant le tiers, plutôt qu’à ce qui l’exclut et qui débouche sur les modélisations binaires propres à la causalité linéaire.

L’ouvrage de Maffesoli abonde de traces qui confortent cette analyse, il implique également la reconnaissance d’un minimum de flou inexpugnable dans l’appréhension des objets. Sans forcer le trait, il me semble que cela repose sur une place au moins implicite ou métaphorique faite au concept d’autoréférence. J’en trouve une indication quand il est question de " régrédience ". Outre le fait que Maffesoli la conçoit de façon non linéaire comme " une marche ne se faisant pas un sens unique, mais empruntant les multiples chemins qui sont ceux de l’humaine nature " (p.77), il la voit surtout comme " une manière homéopathique de vivre sa mort (p.78). Comprenons bien qu’avec ce concept, on revient à la prise en compte de cette intimité de l’être qui ne se réduit pas à une transparence de soi vis-à-vis des autres, mais aussi de soi envers soi. Il y a derrière cela, cette " coupe ", incomplètement remplie par de la connaissance, qui marque le destin et l’ignorance tragique qui accompagne ce dernier.

Dès lors, on peut bien entendre que le destin puisse être directement associé au tragique. Il signifie que son statut repose sur une ignorance intrinsèque, une part d’indécidable qui trouve son fondement dans l’idée même que, en se référent non seulement au monde extérieur (hétéroréférence), mais aussi à lui-même (autoréférence), le sujet, paradoxalement, développe par construction un creux de connaissance quand il la fait émerger. C’est ainsi que le destin peut être posé comme un savoir qui demeure, quoi qu’on fasse, inaccessible (dans son éventuelle totalité ?). Ce pourrait être le fruit de la manipulation des hommes par on ne sait quelle transcendance. Mais ce peut être aussi une sorte de fonction de puissance du hasard (hasard de hasard...) qui le masque d’autant plus qu’on en poursuit l’investigation.

Il n’est pas question de trancher. Ce serait proprement incongru. En revanche, cette place faite au destin lui donne la valeur d’un indice particulier qui mérite d’être interrogé quand le déterminisme aveugle du positivisme étroit est battu en brèche. Il en résulte qu’il faudra revenir sur l’idée de nature qui traverse l’ouvrage, et la réinterroger. Est-ce un dernier avatar résiduel d’un préformisme (structures sans genèse), ou bien un concept qui mériterait d’être posé de façon paradoxale et constructiviste ? une sorte de concept-pour-dire-vite qui éviterait de revenir sans cesse sur la prise en compte des limites de systèmes dont on sait bien qu’ils sont précisément caractérisés par une absence de frontières ; ce qui implique que la limite, comme l’horizon, avance sans cesse quand on pense s’en approcher ?

Dans un livre aussi roboratif, les interrogations qui éveillent l’esprit poursuivent le lecteur sur son propre terrain. Quand, dans mes préoccupations du moment, elles croisent référenciations (auto et hétéro) et indécidabilité foncière dans la connaissance, elles l’invitent à revenir sur la question des valeurs, du bien et du mal, de l’universalité. Elles se posent aussi avec acuité à Michel Maffesoli.

Georges Lerbet

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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