Rédigée par JLM sur l'ouvrage de TACUSSEL Patrick : |
« Le jeu des passions. Actualité d'une pensée utopique » Paris Desclée de Brouwer, col. " Sociologie du quotidien ", 2000, 252p. |
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Bref rappel des points, intéressants ici, de la pensée de Fourier
En faisant un retour sur luvre de Fourier, on accorde forcément une place centrale au rôle quy jouent les passions. Je ne vais pas mappesantir sur la structure ordonnée de ces passions sur trois niveaux. Il me semble cependant indispensable de rappeler très vite quau niveau le plus puissant se trouve la passion « foyère ». Elle se situe au centre métaphoriquement surélevé, de lorganisation des passions de l'homme doù toutes les autres découleraient. Sorte de foyer hérité du divin et qui n'a « aucun essor dans l'ordre civilisé », cette passion marque sa richesse potentielle du pilotage de lensemble passionnel, un peu dans lesprit de ce que lon appelle la « variété requise » pour gouverner. La passion foyère semble donc marquer de son sceau un niveau de hiérarchie où tentent de se combiner arborescence et organicité. Elle est censée être dotée dun pouvoir unifiant, celui de l« unitéisme » qui nest pas dénué déquilibre esthétique (l« harmonisme ») et qui touche lâme dont la vocation est de se « fondre dans lâme de la planète »[1].
Tout cela illustre un des aspects centraux de la conception cosmogonique de Fourier qui rattache lhomme au divin[2] par et dans la Nature. C'est, dit cet auteur, le « penchant de l'individu à concilier son bonheur avec celui de tout ce qui l'entoure ». Ainsi serait-ce, par une sorte d'extension infinie et descendante de cette passion foyère primordiale, se transformant chez chacun et pour chacun, que le genre humain pourrait tout entier être « riche, libre et juste ».
Au deuxième niveau de cette organisation hiérarchique, il y a trois passions dites « sous-foyères »[3] ou « primaires ». Elles sont toutes décomposables en deux selon qu'elles se focalisent sur l'intérieur du sujet ou qu'elles sont tournées vers le monde extérieur. Leur combinaison harmonieuse fondée sur la complémentarité, et proportionnelle au développement individuel (âge et niveau social), est censée être la condition du bonheur du sage.
Enfin, au troisième niveau, 12 passions[4] sont radicales ou secondaires. Elles constituent, en quelque sorte, les racines périphériques dans la mesure où elles alimentent les passions « sous-foyères » et où elles en sont des points d'application.
Evidemment, il est facile de supposer que les bases passionnelles sont à la source dun jeu de lesprit et que la belle harmonie qui en ressort comme une possibilité, ne vaut, elle aussi, que comme un jeu, un jeu méthodologique pourvoyeur ultérieurement dune scientificité parfois reconnue comme génératrice de sciences humaines alors naissantes. Jeu modélique et/ou modélisateur dutopie, en tout cas, jeu méthodologique qui va retenir notre attention.
Une « modélité » sérielle
Parler de modélité à propos de Fourier revient à reconnaître, avec ce néologisme, un état général de son activité cognitive et heuristique. Cette activité me semble marquée par le souci de concevoir et de mesurer, à linstar du voisinage étymologique de la racine indo-européenne de cet état : med- (penser, réfléchir, mesurer...). Penser, réfléchir pour concevoir et boucler cette activité de lesprit par une démarche de mesure, un travail méthodologique où linstance compréhensive sarticule au prix dinteractions, avec la performance plus appliquée, voilà, me semble-t-il, qui circonscrit assez valablement ce à partir de quoi on peut construire une grille de lecture plus épistémologique de la pensée de Fourier. Cest à quoi sest appliqué avec bonheur Patrick Tacussel, afin denrichir la signification de pratiques sociologiques contemporaines en allant jusqu'à faire ressortir tout le poids que nous sommes un certain nombre à attribuer à luvre de Michel Maffesoli.
Modèle et
mesure
Si lon examine la modélité de Fourier dun point de vue général, on retient quelle trouve sa base dans un rationalisme romantique[5] qui sorganise autour de ce quil convient de nommer très grossièrement une rationalité ouverte, cest-à-dire une rationalité où se combinent les logiques tautologiques et les logiques analogiques. Cette construction rationnelle a pour conséquence la perception directe que, même si Fourier a pu avoir lambition dintroduire la mesure dans sa démarche et dans la description de ses objets, il a su ouvrir son approche globale du social à des échelles peu puissantes dans le traitement des informations et très générales dans leur domaine dapplication, comme la complexité du monde social peut y inviter dans un souci de pertinence.
Cela sest traduit par la place quasi nulle faite aux échelles de mesure qui porteraient sur des intervalles bien définis, comme peuvent lêtre celles qui recourent à des nombres cardinaux[6]. Avec des échelles moins puissantes comme celles qui se contentent de classer (mais sans inclure) des catégories, on ne fait que construire des repères ordinaux relativement à une dimension qui les oriente. A un niveau encore moindre de puissance mais qui est plus vaste en généralité, on se contentera de discriminer des catégories sans parvenir à les classer sur une échelle univoque, comme cest le cas quand on repère des blonds, des châtains, des bruns..., mais aussi des chauves !
Dans les domaines très complexes des sciences humaines, opérer avec ces échelles peu puissantes est probablement assez opérant a minima. Cela permet de construire des modèles descriptifs avec lidée selon laquelle la catégorie, voire la série ordinale, sont les modes dominants de fonctionnement cognitif et de traitement des données. Il nest donc pas étonnant que lon applique ces modes de quantification aux démarches et aux conceptions des individus mais aussi que lon sen serve pour modéliser la vie sociale et les institutions.
Ainsi comprend-on que le « sériisme », idéologie classificatoire ordonnante, soit au cur dun système à la fois conceptuel et descriptif de ces opérations, qui trouvera largement sa résolution dans le domaine esthétique. Le rapprochement des notes de la gamme avec les nombres en est une bonne illustration[7].
Un outillage cognitif pour des lectures méthodologiques
Dans ce courant général modélisateur, les travaux datant des dernières années de la vie de Piaget[8], me fournissent ici des outils qui me paaissent performants. Que défend en effet Piaget dans ces ouvrages ? Lidée générale que prendre conscience, autrement dit transformer de la vie agie en vie conçue, articule successivement et récursivement deux processus qui évoluent vers davantage de lucidité cognitive. Selon le premier, lhomme « réussit » (« il comprend en action ») avant de construire le second où il comprend, cest-à-dire quil « réussit en pensée ».
Dans cette perspective générale, la vie cognitive et heuristique est donc censée traduire une évolution marquée par une suite non linéaire de séquences (RéussiràComprendre, RàC, etc.)[9]. Tout semble alors se passer comme si, face à un objet social individuel, le chercheur opérait selon la même structure séquentielle en partant seulement dun niveau dabstraction supérieur. Cela se produit, par exemple, quand, placé à son balcon heuristique, il prête son regard plus élaboré, - « une contemplation active », écrirait Maffesoli -, pour décypter les voix simples et spontanées de la rue.
Tenter de décrire avec cette grille générale,
lensemble des processus heuristiques et sociaux, laisse cependant
très vite apparaître des situations bien différentes
selon quon accorde, sans forcément beaucoup de lucidité,
une place plus ou moins forte à la réussite ou à la
compréhension. Lune et lautre peuvent ainsi être
avérées (R ou
C), négligées
(R ou
C), voire
déniées
(R
ou
C).
En appliquant, même grossièrement, cette grille aux modélisations, il est aisé de reconnaître que, par exemple, un sociologue compréhensif comme Dilthey, cherche à appréhender de manière plutôt descriptive le sujet social selon la continuité séquentielle : R - C - R.., sil considère que ses sujets opèrent des démarches de compréhension de même ordre. De manière intellectuellement conjointe, il développe aussi une modélisation conceptualisante qui repose sur le primat accordé à la séquence C - R. Ainsi, il conçoit un sujet social pour lappréhender ensuite à un niveau plus élevé de lucidité quil ne laurait fait avant quentre en jeu ce processus de conceptualisation.
Parmi les autres cas de figures modélisantes et méthodologiques,
je retiendrai comme exemple, celles où lindividu social se
résume à un acteur. Ici, tout semble se passer comme si vie
et science opéraient sous lempire dune hyper rationalité
de forme générale
(R -
C -
R) où la recherche fait léconomie de la pratique
concrète. Cette forme est bien connue dans les situations de
décision sociales ou collectives. Elle est fondée sur le
modèle dun acteur qui, comme le chercheur, est censé
pouvoir tout filtrer dans son existence grâce au seul usage de sa raison
rationaliste. Dans ces conditions, il est aisé dadmettre que
le chercheur social ne cherche plus quà appliquer des modèles
en (C - R) pour décrire
la société et ses acteurs sociaux.
La méthodologie de Fourier, « intuitionniste et analogique »[10] telle que la décrit Tacussel (p.102), est très instructive pour situer luvre de cet auteur dans les sciences sociales actuelles. Répondant aux règles de pensée de ce que Tacussel nomme un rationalisme métacritique[11] (p.95), on peut compter, avec Fourier, douze devoirs méthodiques : 1) « explorer en entier le domaine de la science, et croire quil ny a rien de fait, tant quil reste quelque chose à faire » ; 2) « consulter lexpérience et la prendre pour guide » ; 3) « aller du connu à linconnu par analogie » ; 4) « procéder par analyse et synthèse » ; 5) « ne pas croire la Nature bornée aux moyens à nous connus » ; 6 « simplifier les ressorts dans toute mécanique matérielle ou sociale » ; 7) « se rallier à la vérité expérimentale » ; 8) « se rallier à la Nature » ; 9) « garder que les erreurs prises pour préjugés ne soient prises pour des principes » ; 10) « observer les choses que nous voulons connaître et non pas les imaginer » ; 11) « éviter de prendre pour raisonnement labus des mots quon nentend pas » ; 12) « oublier ce que nous avons appris : reprendre nos idées à leur origine, et refaire lentendement humain ».
Face à ce texte plusieurs remarques simposent. La première consiste à reconnaître le statut de ces « devoirs », chez Fourier. Il sagit bien dun dénombrement pas nécessairement partitif. Cependant, ce dénombrement ne se pose pas comme une série qui traduirait un algorithme de recherche. Cest plutôt un repérage satisfaisant lesprit pour accréditer une morale « scientifique » que lon peut situer sur un dodécagone quand il sagit détudier lunivers, circulus aeterni motus, que lon appréhende selon un parcours censé lui être isomorphe.
Une autre remarque a trait au syncrétisme des propositions qui peuvent aussi se comprendre comme symptomatiques de lintuition de Fourier. Cest ce dont je vais esquisser lexploration au regard de la pensée complexe. Pour ce faire, je vais me rapporter à deux domaines conceptuels : celui qui a trait aux processus hétéro et auto référentiels et celui qui interroge sur les limites versus les frontières.
Hétéro et auto références
Evoquer ici lhétéro référence, revient à poser ce que lon décline classiquement comme les processus qui rendent compte de ladaptation, essentiellement celle dun individu à un environnement dans lequel il est forcément plongé en tant que système bio-cognitif ouvert. Dans ce cas de figure, lindividu conjoint des processus de dépendance de cet environnement à son endroit (assimilation) et des processus réciproques de sa dépendance vis-à-vis de cet environnement (accommodation) ; ces deux processus génèrent alors de ladaptation en raison de leurs interactions. Grâce à ce simple jeu, il se développe ce que lon considère comme une autonomie relative de lindividu dans cet environnement, autonomie quil serait plus juste de nommer un certain degré de son indépendance dans cet environnement[12]. En effet, lautonomie est un concept que lon devrait réserver à des interactions plus complexes, de second ordre en quelque sorte, puisquelles font intervenir conjointement lensemble des processus hétéro référentiels avec ceux qui concernent lauto référence du sujet.
Quest-ce donc que lauto référence dont on commence aujourdhui, en sciences bio-anthropo-sociales, à percevoir limportance dans la transformation paradigmatique[13] qui saccomplit sous nos yeux ? Cette auto référenciation concerne les boucles de récursions qui mettent en relation lindividu, pris comme un système, uniquement par rapport à lui-même. En se contentant de faire porter sa dépendance sur son propre compte, lindividu construit une sorte dautisme qui, par le simple jeu mathématique de fonctions en boucle, débouche sur sa rencontre avec sa vacuité intime. Cette vacuité intime marque ainsi une incertitude ontologique foncière, une incapacité à pouvoir décider pleinement de soi[14].
Cest en intégrant cette auto référenciation du vivant dans les modèles des sciences bio-anthropo-sociales que le paradigme dont usent les chercheurs dans ces disciplines, se transforme fondamentalement et que la perspective dune nouvelle lecture du monde va sinstaurer.
Limites / frontières
Comme référant appliquable aux sociologies daujourdhui, Fourier semble pouvoir aussi se décrypter partiellement mais avec intérêt, en usant des travaux de Liicnéanu[15]. En reprenant la pensée de ce dernier et en usant détymologies latines plutôt que grecques[16] pour faire des différenciations sémantiques audacieuses, il convient de distinguer la limite de la frontière. Cest avec la première, contenue dans les limes latins, que lon marquait les limites de lEmpire. Ce pouvait être un sentier qui bordait ce qui était censé être cet inconnu dau delà quoccupaient les étrangers, les barbares, parce que les romains ne pouvaient (ou ne voulaient) pas les identifier clairement. Ce nest que quand lEmpire augmentait de taille, quand il ne faisait que déplacer ses propres limites pour inclure un nouvel espace désormais connu, que les limes bougeaient dautant. On procédait ainsi de façon analogue à ce que lon repère comme étant lhorizon que lon regarde et qui déplace à chaque instant linconnu, quand on avance vers lui et quun nouvel espace apparaît.
En revanche, la frontière ne concerne pas de linconnu. Au contraire elle fait front, elle indique ce que lon connaît déjà. Si elle sépare, cest quavec elle, des parts sont établies. Elles sont distinctes dans la part de réel que lon a découpé avec assez dattention pour que sa circonscription constitue un référentiel analysable, un déjà-là que lon va pouvoir habilement décomposer en établissant des distinctions, ici et là, dans un monde tigré.
Représentations et imaginaire
Prendre cette grille qui fait le départ entre limite et frontière, et lappliquer à luvre de Fourier me semble constituer une démarche très économique pour tenter de lui dinterroger son statut épistémologique : En construisant un univers social peut-on prétendre que Fourier a fait la preuve dêtre un chercheur authentiquement porteur dune démarche que pourrait revendiquer un scientifique ? En dautres termes, sest-il appuyé sur un corpus quil a exploité afin de modéliser dans un domaine paradigmatique repérable comme tel ?
En minterrogeant dans cette perspective, je suis enclin à penser que Fourier a surtout usé dun modèle mathématisant ses représentations du monde social.
Quest-ce, en effet, quun système de représentations si ce nest la transformation de perceptions hétéroréférencées, par imitation intériorisée ? Combinées dans un monde propre, elles fournissent au système cognitif des repères qui sont trouvés hors du sujet, dans son environnement reconstruit. Dans ces conditions, les représentations constituent un découpage dans du déjà-là. Grâce à ce découpage, plus ou moins enrichi et assoupli par le jeu des accommodations cognitives, il est donc possible de se représenter des scènes absentes, différées, reconstruites, empruntées et transformées à partir de choses connues dans lesquelles sont installées des frontières qui bornent les modèles élaborés.
Cela diffère grandement de ce qui procède de limaginaire qui avance dans linconnu. Cet imaginaire peut donc se fixer des limites dont le substratum rationnel est ouvert, et il féconde des avancées heuristiques vers de linconnu accepté comme tel.
Actualité de Fourier
Dans luvre de Fourier, il ne me paraît pas que lauteur ait mis sciemment en action un imaginaire qui lui aurait fait prendre un risque scientifique, en élargissant sa pensée philosophique en conjecturant des hypothèses à corroborer. En bref, il me paraît que Fourier a surtout utilisé comme processus cognitif ce qui construit des frontières dans un système conceptuel plutôt clos, comme le font les représentations qui procèdent dun découpage imagé, avec des frontières découpant un entier repéré[17]. On est donc loin des produits de limaginaire comme cela se passe quand les démarches heuristiques génèrent des problématiques où lon est à la quête de significations dans du non connu ; quand on accepte de jouer le jeu de raisonnements provisoirement risqués, abductifs, transductifs, plutôt que de sen tenir à ceux qui sont strictement de la famille des inductions et/ou des déductions.
Nous ne sommes pas, chez Fourier, dans une sociologie de lindex, où, comme chez Maffesoli par exemple, on sattache à expliciter des résultats à laide dindices émergents repérés. Au contraire les résultats semblent procéder de conceptions a priori reposant sur la projection de fantasmes rationalisés, comme quand il est question des femmes connues par ouïe dire.
En définitive, si nous cherchons à caractériser grossièrement la sociologie de Fourier, il nous paraît que le support est dordre naturaliste certes, tout en étant très différent de celui qui a eu cours chez Durkheim. Comme le note bien Tacussel (p.70), « (p)arler dune ontologie naturaliste comme soubassement de la science expérimentale nous paraît peu discutable, mais lorsquil sagit danalyser le rôle de la science expérimentale en tant que modèle de référence dans les sciences de lhomme et de la société, lévidence historique et épistémologique ne suffit pas. Il convient en effet de savoir de quelle nature nous discutons ». Ce même auteur ajoute même que, chez Durkheim, la causalité est inhérente à lobjet qui, empruntée analogiquement à la biologie, serait dordre fonctionnel (probablement par transformation de la relation de dépendance synchronique en relation diachronique déterministe ?). Ainsi, cette causalité fondée sur son association avec la nature finirait-elle « par anéantir la valeur de linduction analogique sur le plan heuristique dès lors que le social est envisagé sous langle de catégories indépendantes irréductibles » (ibid.). On retrouve ainsi le modèle général positiviste et réductionniste de type (C - R) que jai évoqué plus haut.
Quant à la modélisation fouriériste, elle me paraît se caractériser par deux mouvements successifs de la pensée. Selon le premier, (R - C), Fourier observe assez grossièrement des événements, des comportements sociaux. Il sefforce ensuite de les utiliser pour produire un modèle quil projette inductivement sur les individus, pour penser que lon puisse leur faire jouer ces comportements dans un cadre construit (le phalanstère). Ce second mouvement peut se poser comme étant de type (C - R / C - R) ; cela signifie que la méthodologie du discours modélisé est projetée sur la façon dont sont censés penser et agir les individus dans la société[18].
Ouvertures maffesoliennes
Si, en toute fin de son ouvrage, Patrick Tacussel met en évidence la portée des travaux de Michel Maffesoli au regard dautres auteurs comme Naville et Marcuse, par exemple, pour discriminer les uns et les autres davec la sociologie positiviste classique. Quand « Prométhée (est) désavoué », comprendre comment on peut, chez les uns et les autres, tirer un profit de luvre de Fourier et mettre en exergue luvre maffesolienne, cest faire prendre à celle-ci une heureuse ampleur épistémologique dans lapproche dun monde où la vie ne sapprécie pas exclusivement dans les domaines laborieux mais aussi dans ceux de la jouissance esthétique et festive.
En cherchant à lire les travaux de Maffesoli avec la grille que jai
adaptée de Piaget, je retiens que les sujets sociaux sont compris
dans leur quotidienneté vivante. En observant leur façons de
vivre au quotidien, puis en
concevant des modélisations heuristiquement productives
(R - C -
R) Maffesoli ne projette pas sur
eux un schématisme isomorphe. En revanche, il se donne les moyens
de comprendre comment ils peuvent sagréger en groupes sociaux,
parfois « tribaux », en décrivant leur fonctionnement
selon des séquences (R
- C -
R), séquences au cours
desquelles les conceptualisations ne sont pas déniées mais
plutôt volontairement négligées. Cela a pour
conséquence majeure que les groupes sociaux ainsi appréhendés
demeurent des groupes de vie sociale (festive, orgiaque, etc.) sans que ne soit exclu le fait
que les individus qui les composent, demeurent précisément
des sujets
pensants[19].
Conclusion
Comme on sen doute, en prenant ses repères dans lhistoire de la sociologie, Tacussel a pu dresser une sorte de carte qui décrit plutôt bien le territoire investi. Pour faire bref, on retiendra que Fourier peut y apparaître comme lancêtre lointain des sociologies intensives quelles soient celles de Weber, de Simmel, etc. Quil sagisse des unes ou des autres, nous retiendrons quelles semblent avoir comme marque commune de modélisation de traiter le monde de façon hétéro-référencée. Quil sagisse, en effet, du phalanstérien, de lindividu social, de lideal-type, voire du modélisateur, tous ces composants me paraissent lus de façon stricte par rapport à des environnements qui les façonnent (et quils façonnent avec cette même source). Que ce soit sous lempire de Dieu, de la Nature ou des institutions, lhomme sous-jacent demeure toujours peu ou prou, un imbécile cognitif, dont lautonomie se limite à linfluence quil peut avoir sur ce qui est hors de lui, hors de son for intérieur, propre et largement ineffable.
Pour reprendre lexpression de Tacussel, il me semble que, chez ces auteurs, on sen prend essentiellement au volumique, au quantitatif (plus ou moins flou), mais quon en exclut la densité, le qualitatif qui, lui, est, redevable de ce que chaque individu porte en lui dirréductible à la socialité et de ce qui est partie prenante , de façon interactive, avec ce quil doit au dehors et de ce que ce dehors lui doit. En bref, il me semble que, vaille que vaille, ces auteurs ont une propension intellectuelle à expulser ce que Maffesoli nomme, lui, le tragique et qui se caractérise précisément par le fait de ne pas négliger ce qui constitue cette auto référence que jévoquais en dautres termes à linstant.
Pour être plus précis, ces auteurs semblent répondre à des herméneutiques réductrices telles que les entendent Gilbert Durand et Paul Ricoeur, en expulsant celles plus instauratives. Cognitivement, ils me paraissent empreints de modélisations et de modèles où lon sintéresse aux représentations voire à limagination, mais dont est exclu limaginaire. Enfin, ils me semblent également être surtout concernés par des questions de frontières plutôt que de limites si lon pense ce dernier concept dans lacception de Liicnéanu.
En revanche, dautres paramètres communs engrangent plus dactualité qui engage dans la voie du constructivisme. Telle peut être la lecture faite aujourdhui du baroque, de lharmonie et de la post-modernité ; ce qui corrobore cette belle assertion de Tacussel (p.249) qui prend même ici valeur de postulat : « La personne se construit [...] dans la conscience de lincertitude du divers et la préconscience de lharmonie ».
Le baroque nest pas cet éparpillement de morceaux dobjets ou de conscience juxtaposés au point de fournir de luniformité dans un ensemble mal identifié. Il correspond plutôt à ce que pourraient être des entrelacs harmonieux témoins dune variété qui fait système, cest-à-dire précisément qui tient ensemble. Nous sommes ici en plein au cur de notre société. Une post modernité, disjonctive et conjonctive à la fois, répond bien à cette « baroquisation du monde » quévoquent Maffesoli et Tacussel (p.250). Pour tout dire, ici, semble prendre la colle tout autant à laide dimaginaires singuliers partageant le même destin, quavec des représentations communes, au point que lon peut affirmer que dans ce monde complexe et enchevêtré, paradoxalement ce qui rapproche est ce qui sépare.
Tel pourrait bien être le moteur puissant de lharmonie, quand elle ne se réduit pas une traduction magique dun monde socialement imaginé comme chez Fourier[20].
La signification même de l'harmonie recherchée, de cet appel à l'unité, n'est donc ici et maintenant, ni l'uniformisation monotone, ni la fermeture triviale comme ce peut être parfois le cas[21]. En revanche, il me semble qu'il faille rechercher cette harmonie dans le mariage des contraires, dans la rencontre sans fin de mouvements ascendants et descendants, comme le laisse entendre l'"art de la fugue". Comme la chaîne sans fins ne brise pas la vie, et implique la reconnaissance de l'autonomie masquée de chacun en tant que membre d'une collectivité mais sans perte de vue de celle-ci ; comme l'intérêt porté à la société peut osciller entre la primat accordé à ses membres et celui qui l'est à la société elle-même.
Mais l'oscillation deviendra vite confusion si la prise en compte d'un regard plus élevé, modélisant, n'est pas envisagée ; si l'on ne trouve pas l'équivalent d'un Bach qui puisse vivre et formaliser de haut, ce qu'il vit et ce qu'il produit. Autrement dit, la question revient à se demander ce qui peut permettre de jeter un tel regard qui prenne en compte variété et harmonie, sans tomber dans l'oscillation qui vient d'être entrevue.
Cette question, semble-t-il, commence à trouver l'esquisse d'une réponse, très provisoire, si le problème du sens propre à chacun n'est pas exclu du domaine social des significations. Proposer cette issue peut paraître absurde tant cela est évident et demeure implicite dans le projet même de vivre ensemble. Mais, aussi, cela peut être aussi provocateur tant le sens est souvent oublié quand il n'est question que d'informations à génératrices de représentations, au point qu'on ne s'appesantit que sur leurs organisations respectives. Si bien que, dans cette perspective, l'harmonie se joue largement, elle aussi, dans la place faite à ce sens en devenir quand il est conjecturé chez chacun considéré - conjointement cette fois et non plus alternativement -, comme personne et comme individu membre d'une collectivité sociale.
En définitive, que cette harmonie vaille plutôt pour la pensée qui conjugue que pour celle qui disjoint, cette conjonction implique du flou et du jeu grâce auxquels le sens singulier et les significations collectives reconnus aident à lémergence des ajustements personnels et sociaux qui adviennent cependant de manière irrémédiablement partielle, tragique. Et il est bon de les jouer même si ce jeu et ce flou ne sont pas toujours forcément de bon ton.
Dans la pratique, comme il y a toujours des hommes vivants, concrets, enfants et adultes, qui sont en jeu, cette nécessité que jinvoquais à l'instant, conduit à reconnaître que la pluralité est davantage de l'ordre des subjectivités que de celui des individualités. Subjectivités reconnues par où passe, chez chacun, la mise distance de l'autre et de la société dont, conjointement, nul ne peut se passer. Mise à distance qui donne à la relation interpersonnelle et au domaine social, à la fois une reconnaissance nécessaire et une valeur de référence pour fonder cette « sympathie » et ce « vivre ensemble » indispensable qui se définit comme un dénominateur commun minimum, et qui implique une volonté minimum d'adhésion voire dadhérence à la société.
Georges Lerbet
[1] Cf. P.Tacussel, p.21.
[2] Pour ce générateur intégral, il rappelle que les lois mathématiques sont des « types » ou (des) moules des mouvements », les passions étant des « mathématiques animées ». « Pour lui (Fourier), Dieu est le grand mathématicien de lunivers, et (Fourier) a coordonné en leur langage tous est mouvements du réel. La justice et léconomie découlent de ce cadre intégral », écrit Tacussel (p.53).
[3] Le « luxisme » y est une tendance au luxe. Le luxe interne est celui de la santé à laquelle chacun aspire. Le luxe externe est celui de la fortune qui se combine au mieux dans l'« économisme composé ». Les passions radicales que Fourier relie directement au luxisme sont les « sensitives » issues des 5 sens. Le « groupisme » est la tendance humaine à constituer des groupes et à y vivre en leur sein. Il se distribue en 4 passions secondaires « affectives » qui présentent chacune deux modalités : spirituelle et matérielle et sont réparties en deux grands ensembles d'« affinité » ou de ressort : le majeur et le mineur. Le « sériisme » ou passion sous-foyère à développer des séries, apparaît comme le régulateur du luxisme et du groupisme ; cest une fonction de cohérence et de cohésion, qui « tient en balance les deux autres », écrit Fourier.
[4] Sans compter les « animiques ».
[5] « Les rapports entre le romantisme et les sciences mériteraient un examen approfondi », écrit justement Tacussel (p.54) qui ajoute quelques lignes plus loin : « Contentons-nous de remarquer que derrière chaque romantique se cache un classificateur musical, un penseur qui entend unir lintuition aux calculs des mouvements naturels et humains, en commençant par lintrospection des passions et des goûts, des sentiments et des volontés ... ».
[6] Si entre 1 et 2, il y a le même intervalle quentre 2 et 3, cela suppose que chaque nombre est inscrit sur une suite arithmétique à intervalle constant et que 1, 2 et 3 quantifient linclusion de chaque unité dans lensemble qui les comprend, en donnant à chaque fois le repère le plus conséquent. Dit plus mathématiquement, chaque nombre est à un carrefour (cardinal) dans une suite dinclusions de nombres jusqualors ordinaux avant ces inclusions. Ainsi, 1 est inclus dans 2 lequel est inclus dans lensemble qui contient 3, etc. Plus théoriquement, un nombre cardinal constitue la synthèse de la sériation et dinclusion.
[7] De façon plus générale, Patrick Tacussel, se référant notamment à Novalis, rappelle que « si la vie supérieure [...] est mathématique, toute jouissance musicale est mathématique » (p.55).
[8] Cf. La prise de conscience et Réussir et comprendre, Paris, PUF, 1974.
[9] Ce modèle général nest pas seulement linéaire, il boucle des rétroactions qui peuvent être très complexes. Je napprofondirai pas ces développements ici. Le cadre général me paraît suffisant pour sensibiliser au traitement possible des méthodologies en sciences sociales, et à celle de Fourier en particulier.
[10] Cf. P.Tacussel, p.21.
[11] « Sur le plan épistémologique, la démarche de Charles Fourier inaugure ce que nous appellerons le rationalisme métacritique. La discipline intellectuelle quil impose dans ses recherches associe la foi dans la raison, dans lévidence de la démonstration, lautoréflexion, et un système de principes universels et nécessaires, organisant les données fournies par lobservation ».
[12]
Ceci est très clair sous la plume de Tacusssel quand il écrit
(p.231) que « Cest le réinvestissement social des
Lumières dans une sociologie empiriste affirmant soit la puissance
de lindividu et de son activité autonome, soit la contrainte
extérieure ou laliénation comme modalité
interprétative de la rationalisation des rapports sociaux qui entrave
la compréhension de la vie quotidienne, de sa labilité et de
sa richesse qualitative ».
[13] Je cite, pêle-mêle, sur ce point, les travaux de F.Varela, H.Von Foerster, J.-P. Dupuy, J.Miermont, etc.
[14] Le rapprochement avec les théorèmes dincertitude de Gödel est plus quune coïncidence.
[15] Cf. Liiceanu, Gabriel, 1997, De la limite, petit traité à lusage des orgueilleux, Paris, Michalon.
[16] Une grande partie du travail de Liicneanu est contenue dans les Annexes de louvrage. Elle porte sur « la racine -per et complexe pératologique ». A laide dun exemple on comprend que les mots qui procèdent de cette racine signifient que, comme pour les grecs, lhorizon de la terre se confond avec le ciel et plonge dans de linconnu. Il conviendrait paradoxalement de dépasser celui-là pour rencontrer une nouvelle limite, pour repousser le flou, linconnu.
[17] Il me semble que le fait déliminer linconnu au moyen de la certitude divine conforte la posture épistémologique de Fourier dans cette conception représentative du monde. En incluant le divin dans le champ de la Nature et du connaissable, la science ne fait que poser des frontières dans un « espace » clos. On est alors loin du tragique que Maffesoli interroge avec pertinence et qui rejoint ce qua pu exprimer Liicneanu (p.66) : « Pour pouvoir parler de la vie, et plus encore de destin (i.e. : « une vie accomplie dans le cadre de la finitude »), encore faut-il considérer ce que lui-même a fait de sa nature, la manière dont il la façonnée ». Dans ce jeu de corroborations réciproques, on reconnaît que le tragique maffesolien, inscrit dans le paradigme qui émerge dans les sciences complexes bio-anthropo-sociales, procède bien de la prise en compte de lauto référence des systèmes vivants dans les modélisations bio-cognitives et sociales construites pour comprendre la vie sociales des hommes dans leur quotidien.
[18]
Cette auto-analyse eut un certain succès par le fait qu'elle rendait
compte d'universaux où chacun put se reconnaître en partie.
Mais ces universaux n'étaient que singularisés chez l'auteur.
Il ne le comprit pas et il eut tort, et d'autres aussi, de les prendre pour
des généralités partagées. Certes, il y a de
l'universel dans Fourier mais tout le monde ne s'organise selon, - ni ne
se réduit à -, cette part d'universaux, au point qu'il soit
légitime de la généraliser pour fonder une lecture unique
des hommes à partir de cette appréhension auto approchée
d'un homme par lui-même. Soi-même est peut-être comme un
autre mais il n'est pas pour autant le tout des autres même s'il est
quelque part, comme tous les autres, un sujet ou plutôt, selon la belle
expression de Paul Ricoeur, une « ipséité »
irréductible à qui que ce soit.
Ces réserves ne furent donc pas le fait de Fourier. En développant son discours utopique, il chercha à systématiser les possibles de son modèle idéal de l'homme. Le phalanstère fut le terrain mythomaniaque de cette idéation.
[19] Il en
irait tout autrement si lheuristique
(R
- C
- R) considérait que, dans le groupe, C est absent. Dans
ce cas (R
-
C -
R), le chercheur ne considérerait quun jeu
dactorialité, chez des individus qui seraient pris pour des
« imbéciles socio et cognitifs », comme cest
souvent le cas dans les modèles opérationnalistes et
productivistes.
[20]
« Chez Fourier, lharmonie découle de la conception
de luniversalité de la loi sériaire, car la série
distribue les harmonies au sein de lordre universel »,
écrit très justement Tacussel (p.82)
[21] Cela est très net chez Durkheim où linstitué est central en générant des représentations collectives qui font « prendre la colle » de la socialité (puisque la cohésion pseudo naturelle y résulte dune cohérence quasiment forcée. Très justement, P.Tacussel écrit dans le même sens (p.83), à propos de Durkheim que « lattitude humaine (y) est artificiellement naturelle puisque son accomplissement semble naturel dès lors que les normes auxquelles elle se conforme prennent laspect de la contrainte extérieure ».
Fiche mise en ligne le 12/02/2003