Rédigée par JLM sur l'ouvrage de AVENIER Marie-José (Coord.) : |
« Ingénierie des pratiques collectives. La cordée et le quatuor » ed.l'Harmattan, collection Ingenium, 2000, ISBN 2-7384-9204-5, 462 pages |
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Quand
savoir devient
comprendre,
ne risque t on pas de
désacraliser la science pour responsabiliser les
citoyens
?
"Je ne sais pas,
je comprends". La formule par laquelle Rosita Gomez conclut la
réflexion qu'elle nous propose ici sur la construction de la confiance
ne présente-t-elle pas, sous forme condensée, l'argument le
plus convaincant par lequel nous nous efforçons aujourd'hui de donner
sens aux savoirs enseignables que produisent nos sociétés
?
Argument
que nous ne sommes pas encore accoutumés à considérer,
tant nous nous sommes résigné à tenir les savoirs
enseignables pour des savoirs à appliquer plutôt que pour des
moyens de relier et donc de comprendre: s'il a correctement
appliqué les savoirs qu'on
lui a enseignés, on ne tient pas, en général, le
professionnel-citoyen pour responsable des conséquences parfois perverses
de ses actes, qu'il soit médecin, ingénieur, enseignant, receveur
des postes ou encore directeur, chef de service ou officier ? Il n'a pas
à comprendre les enjeux
des applications de ces savoirs dans leurs contextes changeants.
Savoir
pour appliquer ou savoir pour comprendre ? Il est sans doute plus aisé
aujourd'hui de transmettre en les
vulgarisant des savoirs
déjà formés (fusent-ils ceux du
Catéchisme Positiviste
rédigé il y a 150 ans par Auguste Comte, catéchisme
qui inspire encore bien des institutions d'enseignement), que de comprendre
et d'aider à comprendre les sens possibles de ces savoirs en permanente
transformation, en se les
appropriant.
Pourtant,
il y a trois siècles John Locke, en publiant son Essai sur la
Compréhension
Humaine[1],
interrogeait déjà la légitimité de cet autre
catéchisme qu'est le discours cartésien sur
"la (seule ?) méthode pour bien
conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences",
savoir dont on nous assure encore souvent qu'il suffit de l'appliquer
scrupuleusement pour bien se comporter !
L'argument
il est vrai se diffuse avec une nouvelle vigueur dans nos cultures : que
l'on s'intéresse au traitement des déchets radioactifs, aux
modifications génétiques des espèces animales et
végétales ou aux résurgences de la pire barbarie dans
nos sociétés se civilisant, voire à l'influence de
l'organisation de l'activité humaine sur la qualité de la vie,
chacun perçoit les défaillances des experts si fiers de leurs
savoirs : ils savent sans doute les appliquer, ils ne savent plus les
légitimer aux yeux des victimes de leurs applications.
Nul
ne sait si l'abeille comprend les
savoirs présumés innés qu'elle met en uvre pour
réaliser à la perfection ses cellules de cire aux formes (que
nous tenons pour) géométriquement et économiquement
admirables. Mais le paradigme de la société d'abeilles pour
nous représenter nos sociétés humaines est-il
nécessairement le seul possible ? Ne pensons-nous pas que nous pouvons
nous comporter en architectes plutôt qu'en abeilles, capables de former
projets et de donner ainsi sens à ce que nous faisons ou pouvons
faire[2]
?
Autrement
dit, ne pensons-nous pas que nos savoirs ne sont pas et ne doivent être
pour nous ni savoirs de magiciens ni savoirs sacrés ? Ils ne
nous sont recevables que si nous pouvons les comprendre, les relier à
nos expériences du monde de
la vie. Non pas les tenir pour certainement et éternellement vrais,
ou définitivement explicatifs, mais les considérer comme des
moyens de production de sens possibles : des
réducteurs d'absurdité,
ceux qu'inventait "Sisyphe, le plus
sage et le plus prudent des mortels" à l'instant où il
se retournait encore, regardant dévaler la pierre qu'il lui fallait
rouler vers le sommet. "C'est pendant
le retour que Sisyphe m'intéresse" nous rappelait
A.Camus[3]
: il va, une nouvelle fois "dire oui
à cette lutte vers les sommets"
en lui donnant son sens
et en défiant les dieux qui voulaient lui imposer un acte
absurde.
"Le vrai est le faire même"..
N'est ce pas cela comprendre
? Comment dès lors produire ces savoirs
"merveilleux et pourtant
compréhensibles"[4]
? Il est sans doute bien des réponses possibles, mais la plus
familière et la plus aisément enseignable est :
"en les construisant". Le savoir
dont les humains peuvent être le plus certain, au point de le tenir
pour vrai, est
l'avoir fait
luimême[5] :
d'Archimède à G. Vico, l'antique sagesse nous protège
des savoirs sacralisés ou magiques :
"le vrai est le faire même"
et si nous pouvons le faire, nous pouvons le comprendre : ici et maintenant,
dans ce contexte, l'action, le faire, engendre cognitivement son sens. N'est-ce
pas cela comprendre ?
C'est
aussi concevoir que nous puissions le faire différemment,
désacralisant ainsi l'image si perverse aujourd'hui de la
vérité scientifique, unique, parfaite et éternelle.
Comprendre, n'est-ce pas tenter sans fin
"d'explorer le champ des possibles".
Sans
doute est-ce cette méditation qui incita A. Camus à placer
en exergue du Mythe de Sisyphe
ce vers de Pindare que P. Valéry avait déjà inscrit
en exergue du Cimetière
marin :
"N'aspire pas, ô mon âme à
la vie éternelle,
Mais
explore le champ des
possibles".
Comprendre
pour savoir, ce sera bien sûr, récursivement, savoir pour
comprendre, puisque comprendre c'est relier,
prendre avec,
saisir ensemble, agir dans un contexte
mouvant. Je crois que c'est ce que voulait exprimer D. Schön lorsqu'il
introduisit ce concept apparemment curieux de
connaissance actionnable que nous avons si aisément
rencontré au fil de l'entreprise que cet ouvrage exprime : entreprise
de co-production de savoirs pouvant nous aider à comprendre les processus
de formation de cognition collective et de confiance dans les organisations
humaines. Les comprendre en les entendant dans leur intelligible complexité
sans vouloir les simplifier pour les présenter comme un illusoire
savoir vulgarisable.
La
connaissance des faires, dans, par et pour l'action
Ce néologisme
connaissance actionnable n'est
peut-être pas très heureux, mais depuis son introduction dans
la littérature organisationnelle par D. Schön en
1983 (actionable
knowledge), il semble accepté par l'usage, plus aisément
peut-être que
connaissance-processus proposé en 1967 par J.Piaget :
il a certes l'inconvénient de privilégier de façon
apparemment exclusive l'usage (voire l'utilitarisme) de telle connaissance
(le savoir-faire ?), aux
dépens de sa genèse et de sa production (le
savoir pur, qui serait pure spéculation ?). Mais il ne
tient qu'à l'usage réfléchi que nous en ferons, de relier
effectivement sa composante pragmatique (le connu :
Comprendre pour réussir)
à sa composante épistémique (le connaissant :
Réussir pour comprendre).
Il
importe dès lors d'expliciter le paradigme au sein duquel on va s'efforcer
de concevoir, d'interpréter et de communiquer ces connaissances que
l'on veut actionnables : s'agit-il
de les différencier d'autres connaissances qui elles, ne seraient
ni utiles pour l'action, ni générées dans et par l'action
?
C'est
ce distinguo qu'avaient privilégié les paradigmes positivistes,
séparant d'une part les nobles
savoirs (des) faits, forgés
et détenus par une caste dite savante qui, pour les transmettre, veut
bien les vulgariser sous des formes souvent pétrifiées ; et
d'autre part les ancillaires savoirs
(des) faires que doivent mettre en uvre les citoyens invités
à appliquer des savoirs élaborés antérieurement
et par d'autres, et qui ne sont plus
compréhension du faire. Savoir-faire dont ils ne pourront
apprécier la valeur et la validité qu'en terme de résultats
a posteriori : "ça marche ou ça aurait dû
marcher si l'on avait bien appliqué sans chercher à
comprendre"[6].
Légitimer
les savoirs, ici et maintenant
Le
procès de cette ancestrale division du travail entre les producteurs
de savoir-fait et les applicateurs
de savoir-faire a été
si souvent plaidé, tant en termes pragmatiques qu'en termes
épistémiques, qu'on n'y reviendra pas ici. En revanche, on
peut et on doit réfléchir encore sur les conditions et les
modalités de validation des
connaissances actionnables ; connaissances que nos cultures demandent aux
institutions scientifiques de coproduire et co-transformer dans les contextes
multiples et évoluant, au sein desquels elles seront comprises
et apprises. Ce qui nous invite à revenir à la question initiale
de l'explicitation des paradigmes épistémologiques de
référence : ceux par lesquels nous tenons pour
"valables" les connaissances que
nous
constituons[7].
Nous
trouvons dans l'histoire de nos civilisations quelques réponses à
cette question, forgées souvent bien avant que les paradigmes
cartésiens et positivistes ne séparent (depuis deux siècles
à peine), les citoyens connaissant les faires et les scientifiques
connaissant les faits (présumés objectifs).
La
devise célèbre de cet exceptionnel producteur de connaissances
actionnables qu'était Léonard de Vinci :
une obstinée rigueur, suffit
peut-être ici à dire l'essentiel de la réponse. Ou encore
l'invitation de G.Vico à cultiver notre
"ingenium, cette étonnante capacité de l'esprit humain
qui est de
relier"[8].
Mais on pourra, si l'on veut être plus moderne, dire avec J.Dewey,
le père du "learning by
doing"[9],
"La logique, théorie de
l'enquête" ou avec J.B.Grize
"Logique naturelle et
communication"
[10].
Cette
ascèse intellectuelle (dont le
Monsieur Teste de P. Valéry
nous rappelle combien elle est forme naturelle de l'entendement humain) nous
libère des appels illusoires à un absolutisme ou à une
transcendance qui, pour être légitime, devrait être exclusif.
(Ainsi l'absolutisme de la rationalité de type syllogistique parfaite,
une rationalité réduite à sa plus pauvre expression
par les trois axiomes formels d'Aristote, axiomes que ne légitime
nulle évidence sensible ni aucune expérience de l'action du
sujet agissant intentionnellement. Axiomes dont, par surcroît nous
ignorons souvent la très contraignante
formulation).
Elle
nous invite à des formes de rationalités familières
depuis la Grèce antique, qu'on les tienne pour dialectiques, pour
récursives, pour délibérantes, pour pragmatiques ou
pour rhétoriques (conscientes du jeu des mots, des symboles et des
images sur lesquels elles s'exercent). Formes multiples et familières
de l'usage "de la raison dans les affaires
humaines"[11],
qui nous permettent d'explorer le champ
des possibles sans nous contraindre à une nécessité
dite logique, qui n'a d'autre légitimité que celle que lui
accordent parfois les civilisations modernes la sous-traitant par lassitude
à leurs académies !
Le
Principe d'action intelligente :
"Comprendre c'est inventer": La
confusion indue du Vrai (de la logique déductive) et du
Bien (dans l'éthique de la civilisation) impliqué
par cette pseudo nécessité
logique (celle de
la Loi à laquelle les abeilles
devraient toujours se soumettre sans la comprendre) a trop masqué
depuis un siècle une autre nécessité, non plus logique
mais civilisatrice et éthique. Nécessité ou plutôt
responsabilité
éthique, celle de l'architecte
de la parabole, dont nous nous étions souvent presque
désaccoutumés, l'abandonnant aux académies, puis devant
leurs défaillances, aux comités d'éthiques.
Responsabilité que nous n'osons guère encore réfléchir
publiquement.
N'est-ce
pas cette démarche éthique qui, pragmatiquement a suscité
l'émergence du concept de connaissance actionnable dans la réflexion
de
D.Schön[12],
ou de J. Dewey publiant Démocratie
et Education en 1916/1944 ? Mais aussi la réflexion de H.A.Simon
introduisant et développant le concept dual
d'Action Intelligente, puis d'Edgar
Morin nous invitant à méditer
"l'éthique de la
compréhension
qui mobilise l'intelligence pour affronter la
complexité de la vie, du monde, de l'éthique
elle-même"[13].
"Travailler à bien penser, voilà
la source de la morale" nous disait déjà Pascal.
Peut-être faut-il en effet enrichir notre représentation de
la connaissance actionnable en soulignant qu'elle porte sur des
Faire plutôt que sur des
Faits : elle est connaissance-processus
plutôt que connaissance-résultat, pour reprendre une distinction
que J.Piaget a tant développée pour interpréter la
genèse des processus cognitifs.
Ne pouvons-nous concevoir et construire
des connaissances qui soient représentations d'expériences,
d'actions, de faires, de processus, et qui seront intentionnellement et
délibérément, elles-mêmes processus, opérateurs
plutôt qu'opérandes ?
"Comprendre c'est inventer" disait J.Piaget introduisant par ces
termes un de ses essais sur l'évolution de
l'éducation[14].
Dans
les creusets de l'expérience, le Verbe et l'Action
Cet exercice
de représentation de l'action (ou de l'expérience) par le sujet
connaissant, ce processus cognitif complexe et intelligible que met en
uvre le sujet agissant intentionnellement nous révèle
l'autre face du concept de connaissance actionnable : sa formation et sa
permanente transformation dans l'expérience quotidienne, qu'elle soit
scientifique, spéculative, méditative, esthétique,
domestique ou professionnelle.
La
question n'est plus alors de savoir bien transmettre des connaissances
présumées actionnables (voire
efficientes, comme le prétend
la praxéologie ou la cybernétique), mais de susciter les conditions
cognitives et socioculturelles par lesquelles s'exerce la compréhension,
l'action intelligente (ou
téléologique dira
la pragmatique ) du sujet sans cesse formant projet.
La
pratique quotidienne et multiforme des organisations sociales (économiques,
politiques, civiques, culturelles, familiales etc.) constitue ici un creuset
exceptionnel pour développer cette
apprenance[15] de l'action
intelligente ou de l'intelligence dans l'action. Exercice qui appelle des
repères paradigmatiques qu'il nous faut reconnaître,
chemin faisant
Ne
faut-il pas alors demander au Faust
de Goethe la méditation qu'appelle cette réflexion sur
l'éternelle oscillation qui fonde peutêtre la dignité
humaine dans la cité comme dans l'univers ?
Entre
le Comprendre et le Faire, entre l'Esprit connaissant et l'Expérience
perçue, entre le Verbe (ou le Logos, par lequel se dit le Savoir)
et l'Action (par laquelle s'exprime la compréhension) nous apprendrons
à nous exercer autrement, solidaires et responsables, à la
coproduction de connaissances par, dans, pour l'action.
Au
commencement était le verbe ? Au commencement l'action
(Goethe[16])
[1] "An Essay Concerning Human Understanding" paraîtra à partir de 1696. Il sera traduit peu après en français sous le titre "Essai sur l'entendement humain".
[2] "L'abeille surprend, par la perfection de ses cellules de cire, l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui fait la supériorité de l'architecte le plus médiocre sur l'abeille la plus experte, c'est qu'il construit la cellule dans sa tète avant de la construire dans la ruche " (Marx K., Le Capital, Tome 1, éd. NRF La Pleiade, p.826).
[3] Camus 1942, pp.165-168.
[4] H.A. Simon nous rappelle cette devise du savant Simon Stévin de Bruges, gravée sur le socle de sa statue dans sa ville natale, devise qui accompagnait la vignette présentant la loi du plan incliné qu'il avait formulé : "Merveilleux mais pas incompréhensible" (1990).
[5] On reconnaît une des célèbres formule de G.Vico dans son "Discours de la méthode des études de notre temps" (1981).
[6] Position que soutenait récemment encore C.Argyris (qui coopéra avec D.Schön), interrogé (dans un entretien pour la Revue Française de Gestion, 1998) sur la réflexion épistémologique à laquelle le conduit sa conception de la connaissance (qu'il qualifie pourtant d'actionnable) : "Je soutiens le positivisme " répondait-il, tant il craignait d'être accusé par les académies de postmodernisme. Incapable apparemment de concevoir d'autres paradigmes épistémologiques que le Charybde du positivisme et le Scylla du postmodernisme, il choisit Charybde au risque d'encourager les citoyens (et les chercheurs-citoyens qu'il cherche par ailleurs très heureusement à encourager dans leurs aspirations déontologiques et éthiques) à se résigner à cette sacralisation illusoire du savoir, sacralisation qui s'avère si sclérosante et parfois perverse pour nos civilisations contemporaines. J.Dewey, G.Bachelard, J.Piaget ont pourtant ré-ouvert tout au long de ce siècle les portes des paradigmes des épistémologies pragmatistes, constructivistes, empiristes, qui sont au moins aussi dignes que ceux des épistémologies positivistes ou naturalistes de légitimer intelligiblement la scientificité des savoirs enseignables.
[7] On a reconnu la définition de l'épistémologie proposée par J.Piaget : "L'étude de la constitution des connaissances valables".
[12] Qui en soulignait la riche complexité dans le post-scriptum qu'il écrivit, juste avant sa mort, pour Artisan de Démocratie (Rosenfeld, Tardieu 1998), ouvrage qui constitue peut-être une des illustrations les plus convaincantes de ce que peuvent être les connaissances actionnables : on verra en particulier qu'elles ne sont pas arrogantes !
[15] L'apprenance exprime le caractère poïetique des connaissances à apprendre et comprendre dans l'action délibérée qui les engendre, à la différence de l'apprentissage qui exprime la transmission de connaissances déjà formées antérieurement.
[16] Faust I, Le cabinet détude, Ed. Pléiade, 1988, p. 1156.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003