Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de MORIN Edgar : |
« Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur » Ed du Seuil - Unesco, 2000, ISBN 2 02 041964 5, 136 pages et A propos des sept savoirs, Ed. Plein feux, 2000, ISBN 2 912567 54 8, 54 pages |
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Ce
document (version intégrale) est également publié
par l’UNESCOsur un de ses sites, en tant que contribution au
débat international sur la façon de réorienter
l’éducation vers le développement durable
Les
sept savoirs nécessaires à l’éducation du
futur
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On rassemble d'autant plus volontiers ces deux petits ouvrages qu'ils semblent se renvoyer leur image, à la manière de ces miroirs hémisphériques et concentriques, le plus grand se reflétant dans le petit qui le concentre avant de le réfléchir dans le premier qui l'agrandit, tel un hologramme au sein duquel chaque composant de l'un contient l'image de la totalité de l'autre
On se souvient d'avoir lu la version préparatoire de ce dossier présentée en plusieurs langues par les soins judicieux mais austères de l'Unesco l'année dernière. Magie du livre : en devenant livre, le dossier se transforme et transforme la lecture.
Le propos annoncé par le titre ne semblera t'il ambitieux ou utopique ? Mais, E.Morin l'a souvent montré, il est des utopies réalistes. N'est ce pas à cela qu'on reconnaît l'humanité : sa capacité à transformer ses rêves d'aujourd'hui en réalité de demain ? Bien sûr, les grincheux diront que de tels savoirs ne sont guère enseignables (chacun se les approprie plus qu'il ne les apprend) et que ces voeux pieux ne constituent pas une démonstration d'inéluctable nécessité. Ou ils assureront qu'ils savaient déjà tout cela depuis longtemps et que ces sept savoirs vont sans dire.
Comme ce qui va sans dire va beaucoup mieux en le disant, il apparaît pourtant que sous sa forme provoquante, ce titre devient pour nous un excellent révélateur : N'est il pas bien des faces cachées de notre culture que nous oublions parce que nous ne les voyons plus ? Notre culture pour aborder le futur, plus certainement encore pour comprendre notre présent. Dés lors, ces sept thèmes de méditation, ces sept topiques, nous serons un précieux viatique, que l'on soit éducateur ou éduqué, ou l'un et l'autre ; A chacun de nous comme aux sociétés civilisées et civilisantes que nous voulons tant construire et vivre.
En nous aidant à désacraliser les principes éducatifs que nulle évidence n'impose, ceux du nationalisme pur, du rationalisme pur, du culte scientiste du progrès et de l'ordre positif et éternel ..., la réflexion sur ces sept topiques nous devient facile, j'allais écrire encourageante. Après tout, pourquoi pas ? a-t-on envie de demander et de se demander en refermant ces deux petits livres.
L'attention que "le reste du monde", et en particulier le "Nouveau Monde" latino américain porte déjà à cet appel aux sociétés humaines qui, se voulant civilisées, se comprennent civilisantes, appel en forme de Manifeste que l'on peut désigner comme celui de "la Politique de Civilisation", nous incitera t elle à faire attention à ces sept flambeaux qui éclairent autrement, chemin faisant, nos pas de tous les jours ?
Nos pas, tous nos pas, et pas seulement ceux des spécialistes de l'éducation ! C'est peut être la seule faiblesse de ce titre qui risque d'inciter à réserver ce livre aux seuls éducateurs, trop facilement tenus pour responsables de l'inculture de nos concitoyens, alors que nous savons bien que les responsabilités sont plus que partagées et qu'une société (et donc vous et moi) a les enseignants et les éducateurs qu'elle mérite !
Les appels à la réforme de l'enseignement auxquels E.Morin a eu à répondre ces dernières années ont sans doute provoqué l'écriture de ce manifeste "hologramorphique" : "Les Sept Savoirs " poursuivent l'entreprise introduite par le Grand Colloque qu'il conçut et anima en 1998, "Relier les Connaissances, le défi du XXI° siècle" (ed du Seuil, 1999, 480 pages), puis par l'essai sur cet "Emile contemporain " qu'est "La tête bien faite, repenser la réforme, réformer la pensée " (Ed du Seuil, 1999, 156 pages, voir la note de lecture dans le Cahier des Lectures MCX n° 21, LCF. nov. 99). Mais au-delà de cette présentation spectrale reliant les connaissances enseignables dont nous disposons, les Sept Savoirs nous proposent une sorte de "déclaration du Projet de Civilisation " qui donne sens à cette étrange et fascinante "communauté planétaire " qu'est notre humanité tentant sans cesse de se civiliser : Vivre en bonne intelligence avec les autres et avec notre planète, "sans être chef et sans être esclave ". (Je reprends volontiers ici le titre d'un petit essai original de Yona Friedman, J.J.Pauvert, publié en 1974 aux temps oubliés du "Small is Beautiful "qui valait plus par sa question que par sa réponse).
Ces Sept Savoirs, ou ces "sept problèmes fondamentaux... qui demeurent totalement ignorés ou oubliés ", peuvent être présentés comme une guirlande de projecteurs éclairant de couleurs différentes notre "entendement ", notre capacité à vivre en "self-conscience " de notre responsabilité, de notre solidarité et de notre diversité, au sein de notre "Terre Patrie ", cette toute petite planète qui dérive sans doute dans un univers indifférent.
- Que signifie le mot Connaissance ? " Premier savoir qui nous manque ! Comment reconnaissons-nous l'erreur, l'aveuglement, le douteux, le plausible ? Comment savons-nous que "toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la connaissance qui a permis de l'acquérir " (La Méthode, T 3, 1986, p.232) ?
Pouvons-nous "dé contextualiser" une connaissance sans l'appauvrir ou la nécroser ? E.Morin intitule cette question : " les principes d'une connaissance pertinente ". Je crains les interprétations de ce qualificatif : La pertinence n'est pas une qualité attachée à une connaissance, elle est le révélateur du projet de celui qui s'y réfère. La pertinence est "par rapport à " plutôt que "valeur en soi ". C'est ce que veut développer cet appel à la contextualisation de toute connaissance, qui est appel "à une pensée qui distingue et relie " remplaçant "une pensée qui sépare et réduit ".
- La "condition humaine" ? : ""Qui sommes nous ? " est inséparable de "Où sommes nous ? ", "D'où venons nous ? ", "Où allons nous ?" ". Ces questions par lesquelles nous interrogeons notre situation dans le monde ne demandent elles pas que nous conjoignions des savoirs séparés entre cosmologie, biologie, écologie, anthropologie... Ne pouvons nous remembrer nos connaissances et nous attacher à rendre "possible la conception de l'unité complexe de l'humain " ?
- Et, en dualité "sauver la diversité humaine", ou l'identité terrienne : " La conscience de notre humanité dans cette ère planétaire " ne nous conduit elle pas à "une solidarité, à une éthique de la compréhension planétaire " ?
- "Affronter les incertitudes " : L'aventure humaine, "cette aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain... s'est engagé, allant je ne sais où " (P.Valéry, Variété, ed. O.C. Pleiade, p.1040) ; peut elle se réduire à une banale excursion parfaitement et inéluctablement programmée par une agence de voyage infaillible qui s'appellerait "La Science Egoïste " ? Mais dés lors, ne devons nous pas apprendre à inventer, pas à pas, des stratégies qui nous permettent d'affronter consciemment et intelligemment les milles imprévus qui surgissent en chemin ? Ainsi nous prendrons mieux conscience des effets pervers de notre peur de l'incertitude. Le principe de précaution n'est pas la revendication du risque zéro, il est appel à l'intelligence des citoyens et donc des politiques : Si l'on ne fait pas d'omelette sans casser les ufs, la question demeure de savoir si c'est bien une omelette (et à fortiori une immense omelette), que nous avons collectivement projet de consommer, en nous interdisant ainsi tant d'autres mets délicieux ?
- "Enseigner la compréhension" : S'il me fallait ne retenir qu'un seul de ces sept savoirs, je crois que c'est "le problème de la compréhension " que je retiendrais. Il est d'ailleurs significatif que dans le "livre - écho", (texte d'une conférence donnée par E.Morin à Angers en février 2000, "A propos des sept savoirs", fort bien présenté par L.Guirlinger) ce thème de la compréhension et de "l'éthique de la compréhension " surgisse spontanément dans le mouvement de l'exposé oral, presque dés le début et non pas, comme dans le texte écrit, en sixième position. C'est bien à une "nouvelle réforme de l'entendement ", "Human Understanding " disait Locke, que cette méditation nous appelle. " La compréhension est à la fois moyen et fin de la communication humaine ". En nous invitant à explorer "le problème épistémologique de la compréhension ", entendue dans sa plénitude (tant affective - comprendre l'autre, les autres - que cognitive, comprendre les situations, les questions, les actions, les conséquences), E.Morin nous fait mieux percevoir combien une éthique de la compréhension est désormais inséparable d'une épistémologie de la compréhension. On voudrait inviter ici à la lecture où à la relecture des pages qu'E.Morin consacrait en 1994 à "l'éthique de la compréhension " pages qu'il faudrait peut être reprendre ici pour donner toute leur force à ces quelques lignes (dans "Mes démons ", ed. Stock, 1994, voir pages 114 - 137 en particulier. Note de lecture dans le Cahier des Lectures MCX n°9, juillet 1995)
- "Ethique du genre humain", ou dira t il dans "a propos des... ", "Anthropo-éthique" : Ce repère civilisateur, celui du "développement mutuel des termes de la triade Individu - Société - Espèce ", celui du "travailler à bien penser " pascalien, qui relie en une même démarche "Politique de l'Homme et Politique de Civilisation ", n'est il pas celui que nous chante le poème d'A.Machado par lequel E.Morin conclut son appel : " Caminante, no hay camino, se hace camino al andar " : Marcheur, il n'est pas de chemin, en marchant se construit le chemin. Marche finalisante plus que finalisée, par "la poursuite de l'hominisation en humanisation, via l'accession à la citoyenneté terrestre dans une communauté planétaire ". Sans doute faudrait il là aussi, demander à E.Morin de reprendre ici les pages qu'il avait consacrées à "la politique de civilisation " (n'est ce pas une idée neuve ? ), par le chapitre central d'un ouvrage qu'il avait publié en 1997 (avec S.Naïr, Ed.Arléa, : " Une politique de civilisation ", p.123-156) ? Je crains que son lecteur ne perçoive pas aisément la puissance de ce projet qui n'est pas encore assimilé par les idéologies politiques traditionnelles.
Ces sept Topiques ne constituent elles pas des repères intelligibles et éclairant pour la conduite de notre entendement ? Ce ne sont pas "les clefs qui ouvrent les portes d'un avenir meilleur ", mais ce sont des flambeaux qui éclairent nos pas, flambeaux que nous tenons à la main, qui ne sont pas déjà là. Qu'il nous faut composer et allumer en cheminant. Ils ne nous imposent pas le chemin, ils nous aident à "travailler à bien penser" à ce que sera le prochain pas. Chemin faisant, nous en établirons sans doute quelques autres ? L'important sera alors de nous les expliciter. Si pour nous ils vont sans dire, songeons que l'autre n'aura pas nécessairement allumé les même flambeaux. Une éthique et une pragmatique de la délibération ne nous seront pas alors inutiles. Ce sera peut être alors un huitième savoir à forger en nous l'enseignant à nous même ?
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003