Rédigée par André de Peretti sur l'ouvrage de MIERMONT Jacques : |
« Les ruses de l'esprit ou les arcanes de la complexité » Editions l'Harmattan, Collection Ingenium, Paris, 2000 |
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Attentif aux ruses de l'esprit", j'ai personnellement retiré des considérations qui en traitent, par la grâce de notre auteur, un vif agrément : analogue à celui dont j'ai pu bénéficier en écoutant jadis des leçons talmudiques d'Emmanuel Levinas. En celles-ci, jusqu'au dernier moment, les évocations, les références, les incitations, les discussions, les explications, les implications allaient de tous les côtés, en nous laissant incertains du point d'aboutissement où le philosophe s'appliquait à nous attendre ! Pourtant, au terme de ses développements, nous advenions à une considération lumineuse, récapitulant et intégrant les indices et fragments des sens perçus au hasard des détours que son discours rusé, hors du sérail, nous avait fait emprunter ! Ainsi va sans doute l'esprit de l'esprit...
On comprendra qu'il soit donc difficile (voire exclu) de réduire en quelques traits l'investigation vers laquelle nous entraîne le présent ouvrage, par un cheminement ardu, cependant égayé de précautions et d'audaces : même si on prend connaissance, avec soin, de ce que la théorie de l'esprit sera explorée en considérant les apports de la philosophie analytique, des neurosciences, de l'intelligence artificielle, de la physique quantique, de la linguistique générative, de l'épistémologie génétique. Ce qui a été bien fait.
À défaut de compression sublime et d'assomptions, il est avisé de se rapporter plutôt à des résonances toniques, et bien sûr à celles que je ressens telles, très personnellement. Car il est bien question de chercher l'esprit aux alentours ou dans les fourrés où se blottissent et s'enchevêtrent la personnalité, le self, le tempérament, le caractère, la personne (physique et/ou morale) et le corps (idem) : soit soi-même. Je m'y loverai en quelque narcissisme prudent, tâchant d'user d'une modélisation qui soit inspirée, en plus mince, de la mesure des Miettes philosophiques de Sören Kierkegaard et non du démesuré Post-scriptum aux dites miettes : tant chacune d'elle peut inspirer des foisonnements de développements, il est vrai, ailleurs et ici même !
J'ai apprécié, d'emblée, la reliance de l'esprit à l'ingenium selon Vico, qui serait bien cette étrange faculté qui permet de relier la réflexion aux expériences vitales. J'y songe : Existentialisme d'abord, en refusant le trivial abstrait et en accueillant "l'étrange". Et j'ai bien aimé, à mi-chemin des évolutions érudites, la halte chapitrée sur nos subornations à la langue de bois, ou plutôt à la collusion entre plusieurs langues de bois, celle des patients (euphémisme !) et de leurs systèmes d'appartenance, et celles de leurs cliniciens et de leurs écoles de rattachement. Quels pièges nous attendent, en clinique comme en théorisation ! Car de quel bois sommes-nous faits ? Caveant consules !
Le bois réfère bien à un durcissement, à une fixation (et plus complètement à une inertie d'absolutisation). Et je n'oublie point l'assimilation que je pus faire, lors d'une première leçon (reprise) d'équitation à l'École Polytechnique : sentant, au premier trot, ma selle tourner, je tentais de me rééquilibrer en prenant appuis sur une poutre de bois, ce qui amena l'officier qui nous pilotait à me faire remarquer qu'il ne faut jamais, en plein mouvement, se relier à quelque dangereuse fixité ! Ayant mis pied à terre je resserrais les sangles de ma selle, et, remontant sur mon destrier, je pus harmonieusement m'accommoder à ses trops et galops ! Quelle leçon ! (Et quel défi lancé contre l'absolutisation, la généralisation outrecuidante : si nous n'y prenons garde, elles nous réfèrent à un terrorisme sournois, exécrateur. Je l'ai bien constaté, à regret, dans les diatribes insolentes, dressées contre l'École, ourdies en quarteron par des mécontemporains, soucieux d'éclats médiatiques. Le côté rituel, magique, dégagé par Jacques Miermont, explique l'acharnement fixiste contre toute réforme, innovation ou affinement ; contre tout respect des différences ; par rejet de la complexité.
Mais revenons aux bois, et à ce qu'il en sort, bonne ou mauvaise langue, férue d'analogies et "tropes des corps sociaux. Jacques Miermont, entre le mot d'esprit" de S. Freud, les métaphores et métonymies de J. Lacan, les marqueurs de métaphores de G. Bateson, nous fait évoluer dans la forêt amazonienne des catachrèses, oxymorons, jouxtant les tropes du corps (jusqu'à l appendice !) : nous garantissant les pratiques de distorsions dans la transmission d'information, la commodité des pensées préfabriquées et jusqu'aux régressions tropiques. Moyennant quoi, malgré cela, l'esprit se meut et nous émeut, comme la dame Terre pour le Seigneur Galilée ! On peut deviner que je ne cache pas ici ma jubilation, au-delà des pesanteurs sociales.
Un autre sujet de satisfaction est, pour moi, la façon de traiter de l'énergie, même s'il s'agit de s'en prendre à l'esprit, telle que l'adopte notre auteur et ami. Et je m'enchante d'une citation de Bateson (sur lequel il appuie si fortement son ample investigation) : "Bien qu'il soit clair que les processus mentaux sont déclenchés par la différence (au niveau le plus simple), et que cette différence n'est pas de l'énergie et ne contient pas de l'énergie, il reste nécessaire de parler de l'énergétique du processus mental car les processus, quelle qu'en soit la nature, requièrent de l'énergie".
Ah ! L'énergie est ainsi réhabilitée : elle ne peut être exclue de la bonne compagnie de l'esprit et de ses chercheurs ! Et il me semble qu'on pourrait aller plus loin, même si on se penche sur l'apparent exclusivité de la "différence". Car dirait-on qu'une "différence ... de potentiel" ne contiendrait pas, habituellement ou extraordinairement, de l'énergie ? Ruses de langage ? L'énergie et l'information ne sont-elles pas des conceptions inséparables quoique diamétrales, de toute façon : en "simple" complexité ? (Certains savent que je souscris à cette non-séparabilité, même si "ça se discute" !)
En ce point, je me demande si notre auteur n'eût pas dû apporter plus d'attention à la pensée de Teilhard de Chardin, même s'il l'accueille : mais pour refuser sa solution qui reviendrait à considérer "l'avènement de formes d'esprit au sein des particules élémentaires", afin de mieux suivre Bateson. Pourtant, en sa dernière page, il sait revenir à quelque problématique de reliance (ou regret) en laquelle pourrait s'insinuer l'esprit. "Il devient nécessaire", propose-t-il, "comme G. Bateson nous y invite, de resituer la compréhension des processus mentaux dans le contexte le plus vaste, celui de la cosmogenèse et de l'évolution".
À ce compte, si on entend ne pas couper le n¦ud gordien qui lie l'univers et notre pensée consciente, peut-on écarter la remarque de Pierre Teilhard de Chardin : "Sans aucun doute, par quelque chose, Énergie matérielle et Énergie spiriruelle se tiennent et se prolongent. Tout au fond, en quelque manière, il ne doit y avoir, jouant dans le Monde, qu'une énergie unique". J'accroche : "par quelque chose", "en quelque manière", "jouant" ; ne serait-ce le jeu des bonnes manières et choses de l'esprit ? J'abrège sur mes préférences en irruption ici !
Et je reviens aux détours, intérieurs autant qu'extérieurs, que nous avons à emprunter spirituellement, pour échapper aux pièges d'immobilisation et de réductionnisme ou simplification qui semblent inhérentes à notre condition d'être humains, cousus d'hétérogénéités, rapiécées en métissage; Notre nudité de complexité se cache-t-elle sous une série d'habits d' "Arlequin", indéfinie, couvrant un ultime "Pierrot Lunaire", ainsi que l'évoque Michel Serres : l'esprit serait-il alors le "Tiers-Instruit" ? J'aime, dans ce sens, que Jacques Miermont écrive : "L'appareil psychique est un esprit constitué de sous-esprits (de S. Freud à M. Klein, jusqu'à M. Minsky)". L'enchevêtrement, cher à la complicité, est ainsi signalé, propice à la constitution de "configurations mentales", "vivantes", qui sont "partagées" : entre membres de groupes, et soi, au autres.
Et je ressens en même temps l'hétérogénéité, séparant et réunissant tous les termes d'une assertion qui précise, à juste titre : "L'esprit d'une personne est l'ensemble des processus qui circulent dans les esprits avec lesquels celui-ci est en interaction". "Ensemble des processus" ?, "qui circulent" ?, "dans", les "esprits" en "interaction" ?, le tout contracté dans un "est" qui n'est pas de clôture : mais de circulation interne et externe, "sous la forme de mémoires émotionnelles et cognitives qui se transmettent de personnes à personnes, de communautés à communautés. La mort individuelle, la disparition d'une civilisation n'arrêtent pas ce processus". Je songe à quelque loi, parallèle ou perpendiculaire à celle reconnue à l'énergie, d'une conservation de l'information et de l'affectivité...
Voilà que je me suis arrêté aux propos où je pouvais me retrouver avec mes propres complicités, restreignant les ruses multiples dessinées par notre auteur. Il faudrait revenir sur son ingénieuse dénonciation des "malentendus de la cybernétique" entre G. Bateson et les psychanalyste ou les thérapeutes familiaux (et d'autres ...). Il importerait de cheminer à sa suite entre physique quantique et connaissance immédiate, microbiologie et neurosciences, entre systèmes intermédiaires et supérieurs, assemblages de neurones et "schèmes symboliques d'organisation et de désorganisation qui s'auto-entretiennent et qui peuvent circuler de corps à corps". L'exploration du langage et des tropes du corps, difficile, est passionnante.
Mais plus que les traits, les traces de la personnalité en sa construction plurielle "mériteraient d'être explorées", du point de vue "écosystémique". Et nous devons nous réjouir de "Diaphanes opacités" (oxymore bienvenu !) auxquelles nous avons un juste droit et qui en appelle à un humour enjoué.
Car l'esprit est "frondeur", "songeur", "copieur" (trop !), "farceur" (insuffisamment), "frappeur" (défiant "les lois connues de la physique et de la biologie"), localisé dans des systèmes autonomes et leur échappant, déposant des "mémoires" et les transmettant tout en pouvant s'en extraire. On croit le saisir et il échappe : Protée ?
Ainsi l'esprit nous place-t-il en boucle sur lui-même comme sur nous-mêmes. Par Jacques Miermont, qu'il en soit loué. Il faut, en le traquant de biais (et sans biais), avec lui, goûter qu'il soit à la fois compréhensif et fantaisiste, virtuose d'approximations et rigoureux sur les fait qu'il enjôle, éclairant (fulgor mentis !) et incorporant (!), en potentialité d'essence et en actualisation d'évanescence, amical mais suspicieux sur sa totale liberté (ne me touchez pas !), musical et souvent sourd, délicat et néanmoins farceur !
On peut cependant jouer avec lui "à la barbichette" (le premier de nous qui rira aurait une tapette ?). Je ris (propre de l'homme pour Aristote et quelques autres), en me regardant dans le miroir de la complexité : ce miroir fût-il en "miettes" par mes insuffisances ? Mais j'y mire quelques éons ; et je jubile avec la découverte d'entités, "fictionnées", par Jacques Miermont ("zérons, infinitons, complexinos, Simplissimo", toutes particules d'esprit !) : pour notre sain plaisir. Et puis, je songe aux Monades de Leibniz, et à leur "harmonie" judicieusement "préétablie" !...
L'humour est toujours, pour notre esprit, une lucidité qui tourne en tendresse, une force qui protège les délicatesses, un jeu d'arcanes qui familiarise à la Complexité, une rigueur qui se défie des cuistreries. Et j'ai aimé qu'elle soit ici en finale d'un rendez-vous sérieux auquel vous êtes cordialement convié. Je vous souhaite beaucoup d'idée en rapport à l'esprit sous toutes ses formes !
André de Peretti
Fiche mise en ligne le 12/02/2003