Rédigée par J.-L. Le Moigne sur l'ouvrage de VICO Giambattista : |
« LA SCIENCE NOUVELLE » traduit et présenté par Alain PONS, Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations, Editions FAYARD, Paris, 2001. ISBN 2 213 60800 8, 560 pages |
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"Voici enfin une traduction française digne de son auteur de ce grand chef-d'uvre de la philosophie moderne, publié en italien à Naples en 1744f. Une fois n'est pas coutume, je m'associe volontiers à l'enthousiasme lyrique de l'éditeur français présentant cette traduction exceptionnelle sur la jaquette du livre. Car le contraste est étonnant entre l'ampleur audacieuse de la pensée du professeur de rhétorique de l'Université de Naples, (qui oublié pendant prés d'un siècle, fut re découvert et mais partiellement traduit en français "avec un instinct très surf par le jeune Jules Michelet en 1827 qui la fit ainsi connaître "en Europe et en Italie mêmef), et la quasi-ignorance dans laquelle restait, dans les cultures françaises contemporaines "ce grand chef-d'uvre de la philosophie modernef. Contraste qui ne s'explique sans doute que partiellement par l'absence d'une traduction satisfaisante de cet ouvrage monumental. Désormais l'argument ne suffira plus à légitimer cette sclérosante inattention. "La traduction proposée aujourd'hui par Alain Pons va combler cette étrange et durable lacune. Travail d'une vie, elle restitue admirablement la maniére de Vico, son style et toutes les nuances de cette langue difficile mais belle Elle réussit à concilier les mouvements d'une pensée complexe et l'impératif de clarté nécessaire à la lecturef (Je cite encore l'éditeur, mais c'est parce qu'il dit succinctement ce que j'ai ressenti en m'attardant avec bonheur sur ces pages étonnantes, bonheur que je n'avais pas trouvé dans les deux autres anciennes traductions rééditées. Voir mes Notes de lectures MCX dans les Cahiers n°6, http://archive.mcxapc.org/lectures/?a=display&ID=502 et 21 http://archive.mcxapc.org/lectures/2?a=display&ID=5
Dans une introduction très riche, mais que l'on voudrait plus ample encore tant on sent l'intelligence de la pensée de G. Vico qu'il s'est construite au fil d'une longue familiarité, Alain Pons nous expose le contexte et l'architecture entrelacée de cette uvre buissonnante. Il nous dit aussi lés méditations du traducteur découvrant que "Vico est un philosophe qui écrit non pas comme un poète, mais en poètef (p. XXIX) : "Vico aime au contraire que les mots et les tours de phrase aient du goûtf. A Pons nous aidera aussi judicieusement en prenant le parti de conserver quelques mots italiens n'ayant pas de bon équivalent sommaire en français et en établissant un glossaire de ces mots prenant sens en fonction du contexte. Les quinze lignes qu'il consacre à la traduction de l'italien "ingegno", par exemple "cette faculté mentale qui permet de relier de maniére rapide, appropriée et heureuse des choses séparéesf (p. XXXVI), sera pour nous un modèle du genre. Il n'ose pas sans doute reprendre ici le mot latin "ingeniumf qu'il proposait de franciser dans sa traduction du discours "sur la méthode des études de notre tempsf. Mais ce discours publié en 1708 était écrit en latin, alors que la "Scienza Nuovaf est écrite trente ans après en italien. Peut etre aurait-il du hésiter un peu plus en traduisant "nazioni" par "nations" alors que l'on est tenté de lire aujourd'hui "sociétés?" Mais ces interprétations anachroniques sont plus de la responsabilité du lecteur que du traducteur. Ne remplit-il pas son contrat quand il précise que pour Vico, "les nations ont une réalité empirique, ce sont des sociétés plus ou moins vastes qui sont nées (natio vient de nasci) dans un lieu donné, à un moment donné du temps, et qui sont définies par une histoire, c'est à dire par le développement d'une langue, de coutumes, d'institutions propresf (p. V)
Je ne peux bien sur m'exercer ici à une discussion même superficielle de cette uvre qui de Jules Michelet à K. Marx par. B. Crocce a connu et connaîtra encore de multiples exégèses Mais je peux mentionner très succinctement les raisons pour lesquelles j' y suis attentif depuis que je l'ai progressivement et lentement découvert il y a quelques vingt cinq ans (en remarquant une allusion à la "Scienza Nuova " dans "le Paradigme Perdu " d'Edgar Morin, je crois). Témoignage qui ne contraint pas les lecteurs, et qui peut etre incitera tel ou tel d'entre eux à aller voir par lui-même.
L'argument initial fut sans doute celui qui avait tant retenu l'attention de J. Michelet : Si l'humanité ("la société civile" dira souvent Vico), est "son uvre à elle-mêmef, si son évolution est "puissant travail de soi sur soif, alors ne peut elle tenter de se connaître puisque c'est elle qui se fait? Dans les termes vichien traduits par A. Pons, "ce monde civil a certainement été fait par les hommes, et par conséquent on peut, parce qu'on le doit, trouver ses principes à l'intérieur des modifications de notre propre esprit humainf (§ 331). En cherchant à comprendre comment nous faisons, nous connaîtrons ce que nous faisons. La vérité que l'on peut légitimer se légitime par le "faire"f. La célèbre formule "le critère et la règle du vrai sont l'avoir fait lui-même " ("Verum et factum reciprocantur") était posée dés 1710, mais Vico va la faire "travailler" en historien, en anthropologue et en philologue, pour nous inciter à reconnaître notre capacité à "construire " nos connaissances de ces sociétés humaines que nous "construisons". Ainsi peut se constituer "une science du monde humainf épistémologiquement argumentée. "Une façon d'appréhender le monde, et mieux encore de le "faire", de le "créer"f souligne A.Pons qui ajoute "Toutes ces pages sont une réhabilitation de l'imagination, si maltraitée par les cartésiens, et un hymne à sa puissance créatricef (p. XV). L'intelligence humaine peut exercer "héroïquementf son ingegno, sa capacité à relier et à contextualiser intentionnellement dans ces actes de construction en situations perçues complexes, et pas seulement son analyse, sa capacité à séparer.
L'autre argument auquel je fus volontiers attentif dés mes premières lectures est celui de la dialectique que Vico propose d'aviver entre le faire et le comprendre : On se souvient de l'interprétation de l'ingenium qu'il proposait dés ses premiers textes épistémologiques. "Car l'ingenium à été donné aux humains pour comprendre c'est à dire pour faire ". Il va le présenter en une formule qui surprend encore : "Tout cela est une conséquence de la dignité selon laquelle l'homme ignorant fait de lui-même la mesure de l'univers. Car l'homme, lorsqu'il comprend, déploie son esprit et se saisit des choses, mais lorsqu'il ne comprend pas, il fait les choses à partir de lui-même, et en se transformant en elles, il devient ces choses mêmes f (§ 405). Devenant, et donc faisant ou agissant, il se met en position de pouvoir comprendre, de se rendre intelligible à lui-même ce qu'il fait. N'est ce pas ainsi que Sisyphe affirme sa conscience de sa dignité d'homme ?
Sera t on surpris si ces méditations sur les enracinements culturels des épistémologies constructivistes nous conduisent si volontiers à la pensée et à la "sagesse poétique " de l'étonnant Giambattista Vico, capable de nous proposer un si plausible "changement de regard " sur notre intelligence de la complexité de l'aventure humaine ? Les lecteurs en langue française le devront à la remarquable entreprise d'Alain Pons. Puis je conseiller aussi à ces lecteurs de s'attacher à sa traduction de "La vie de Giambattista Vico écrite par lui-mêmef dans l'édition Grasset de 1983 qui comporte en outre l'unique traduction française de "La méthode des études de notre tempsf : 100 pages qui enrichissent tant notre culture épistémologique contemporaine.
J.-L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003