Rédigée par J.L.Le Moigne. sur l'ouvrage de CANTIN Serge et MAGER Robert (dir.) : |
« L'autre de la technique, Perspective multidisciplinaire, » Ed. L' Harmattan - Les Presses de l'Université Laval, 2000. ISBN 2-7384-9634-2, 338 pages. |
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC |
J'ai envie pourtant de retourner le dessin et, songeant aux satellites que
nous lançons chaque semaine dans "le silence des espaces
infinis", de l'interpréter comme une "autre technique"
plutôt que comme un hypothétique "autre de la technique".
C'est d'ailleurs ce que fera, de façon fort bien argumentée
et illustrée un des contributeurs de ce dossier, Alain Findeli, sous
le titre "Peut-on sortir de la pensée technique? Le cas de
l'aménagement et des sciences de la conceptionf. : "Nous irons même
jusqu'à remettre en cause l'opportunité et la pertinence du
choix du titre de notre colloque, en proposant d'envisager non plus "l'autre
de la techniquef, mais plus modestement "une autre techniquef." (p. 115).
Cette autre technique s'entend plutôt, précise t'il, comme
une autre "pensée technique f : il s'en explique fort bien
: "Dans la mesure où les sciences de l'artificiel considèrent
le monde comme un projet à réaliser (et non pas comme un objet
à décrire), on saisit immédiatement pourquoi il est
légitime, et même nécessaire, d'élargir le champ
traditionnel de la technique pour accueillir les "disciplines du projet"
(celles qui créent des artefacts et toutes celles dont l'objectif
est de modifier un état donné du monde : droit, médecine,
enseignement, administration, service social,, etc..). C'est là que
réside en fait toute la fécondité et la nouveauté
de l'hypothèse fondatrice de Herbert Simon, qui postule que dans toutes
ces sciences est à l'uvre une même pensée. On appellera
celle-ci, selon les cas, "pensée conceptuelle", "pensée
projectuelle" ou tout simplement "pensée technique". (p. 114)
C'est à cette pensée technique que le titre de son article
fait référence.
Pensée technique qu'il va succinctement s'attacher à exercer-en
cherchant à "rendre compte de la complexité systémique
de l'acte de conception (design)", en l'illustrant de quelques bons exemples.
Ce qui l'incitera à nous inviter à affranchir notre culture
du manichéisme latent des "Deux Culturesf (La technique ou
l'esthétique, la science ou les humanités !) par un effort
considérable d'imagination : "En imaginant une pensée technique
qui, plutôt que d'aliéner l'homme et de l'instrumentaliser,
demeure consciente des conséquences de son action
: Prendre
soin du monde dont il a la charge f (p. 134).
On voudrait bien sur aller plus avant et transformer, avec H.Simon, cet appel
à une autre pensée technique en quelques stratégie d'action
et programme d'enseignement épistémologiquement argumenté.
Les rappels à l'ordre de la primauté symbolique, voire
théologique, de l'Ethique de la plupart des autres contributions de
ce dossier, nous laisseront, je crois, sur notre faim, bien qu'ils soient
souvent fort bien documentés. L'appel assez rituel au Sacré,
avec un S, sert de caution, mais ne contribue pas à l'exercice de
l'imagination. Aristote qui désignait l'Art par le mot Technique (Tech
né) en embarrasse plus d'un (mais pas tous : Voir l'article de C.Savary,
p. 222), qui voudrait bien qu'on les disjoigne, sans doute parce qu'il est
socialement plus gratifiant d'etre tenu pour un artiste qui ignore la
pensée technique que pour un technicien qui ignore la pensée
esthétique .Comment leur faire entendre l'appel de G.Vico à
l'exercice de l'Ingenium, "cette étrange faculté de l'esprit
humain qui est de relier?" C'est le défi que l'intelligence de
la complexité nous invite aujourd'hui à relever, et il faut
savoir gré à A.Findeli de l'avoir ici attentivement et
judicieusement relevé.
Bien qu'il n'aborde pas explicitement ce propos (que peut etre il ne ferait pas volontiers sien), je voudrais en achevant souligner l'intérêt, et je crois l'originalité, du dernier article de l'ouvrage, du à Jacinthe Baribeau (L'unique femme de ce colloque québécois sur la pensée technique) : Son titre avait failli me rebuter : "La dissociation, une perspective neuropsychologique f, tant j'assimilais dissociation et disjonction ; Sans doute par lassitude ? Tant d'études savantes s'acharnent à séparer ce que nous percevons conjoint. Mais une des premières phrases m'a rassuré et incité à poursuivre : "Nous pouvons interpréter l'autre de la technique comme celui pour ou avec qui cette technique nous met en relation. Dans le domaine des arts et de la musique, il s'agit de l'autre à qui on veut communiquer l'expérience musicale " (p. 282. L'autre pouvant etre aussi "le sujet écoutant, le cerveau musical )". J'ai trouvé là une interprétation documentée de la "cognition de la fugue musicalef et de "l'expérience de l'auraf, sans doute un peu insolite dans cet ouvrage, et irréductible à la seule "pédagogie de la technique " que mentionnent les éditeurs (p. 17) pour légitimer sa présence dans leur ouvrage. Le compositeur et l'auditeur de la fugue ne s'exercent-ils pas à développer cette "expérience d'ambiguïté " (p. 299) que Léonard de Vinci nous invitait à reconnaître par le "sfumato", et que nous reconnaissons dans nos expériences de modélisation de systèmes socio-techniques perçus complexes. Réflexions qui suggèrent quelques relectures des pages que P.Valéry consacrent à la conception architecturale ou à l'écriture d'un poème ou celles que H.A Simon consacrent à l'élaboration d'une stratégie aux échecs ou à la réalisation d'une peinture à l'huile. J.Baribeau s'est inspirée, nous dit-elle, des études de Glenn Gould, un pianiste virtuose canadien qui s'est attaché à décrire sa propre expérience musicale : les techniques contraignantes de la musique polyphonique, fugue en particulier, semblant devenir une discipline de l'esprit qui rend paradoxalement possible de nouvelles formes de créativité. L'expérience des musiciens de quatuor que l'ont peut lire dans "L' Ingénierie des pratiques collectives, la cordée et le quatuor" (M.J.Avenier, Dir. Ed. L' Harmattan, Collection Ingenium, 2000) ne nous a t elle pas déjà fait pressentir cette intelligence de l'ingenium s'attachant à respecter la complexité du processus cognitif de conception? Je ne crois pas que l'interprétation de cette discipline de l'esprit ou de cette pensée technique s'appréhende aussi naturellement par "dissociation "que l'assure J.Baribeau, mais elle nous aide sûrement en nous invitant à explorer ces voies.D'autres s'attacheront à explorer aussi celles des "associations" et des contextualisations qui sont aussi celles de la modélisation systémique, A.Findeli, le rappelle heureusement
J.L.Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003