Rédigée par DELORME Robert sur l'ouvrage de AVENIER Marie-José (sous la direction de) : |
« Ingénierie des pratiques collectives. La Cordée et le Quator » L' Harmattan, Collection Ingénium,- 2000. 462 p. |
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Ce livre résulte d'un Grand Atelier du Programme Européen de
Modélisation de la complexité tenu en novembre 1998 au Futuroscope
à Poitiers, organisé sur l'initiative de Marie-José
Avenier qui en avait formulé le projet sous la forme de la
question : L'intervention délibérée en situation
complexe : quelles connaissances actionnables ? On me permettra
au passage d'avouer que " connaissance pour l'action " me paraît
être au moins aussi compréhensible que " connaissance
actionnable ". L'ouvrage est cependant beaucoup plus que des actes d'un
colloque. Car, au-delà des témoignages demandés aux
participants, il a donné lieu à un travail spécifique
de synthèse et commentaires qui a impliqué une vingtaine de
personnes ayant préparé, chacune, un texte original
postérieurement à l'atelier, à partir des échanges
de l'atelier.
On doit à M.-J. Avenier d'avoir su créer une occasion unique
de rencontre, avec unité de temps et de lieu, entre des praticiens
et chercheurs de champs très divers, travailleurs sociaux,
psychothérapeutes, médecins, dirigeants d'entreprises,
ingénieurs, consultants, enseignants, etc. et chercheurs en sciences
humaines et sociales : gestion, économie, sociologie, droit,
sciences du langage, science de l'éducation, etc.
Il est tout de même peu courant de mettre des personnes aussi diverses
en situation de se rencontrer autrement que dans leurs cadres habituels,
professionnel, académique ou disciplinaire, pour échanger sur
leurs expériences et leurs connaissances respectives en répondant
à la question mentionnée plus haut et en amorçant ainsi
les premiers pas d'une co-réflexion sur, et d'une co-construction
de connaissances pour l'action.
L'action dont il s'agit est l'action collective intentionnelle se déroulant
dans des contextes complexes, c'est-à-dire irréductibles à
un modèle fini. Dans ces contextes, la programmation fine des actions
individuelles en vue de leur coordination est inefficace car elle ne permet
pas de s'adapter à des situations non prévues lors de la
programmation des actions. D'où l'intérêt d'une certaine
autonomie des acteurs et le problème, qui en découle, de la
congruence entre elles d'actions décidées de manière
autonome.
Trois processus sont mis en relief, ceux de formation de confiance,
d'accompagnement et de cognition collective. Ils ouvrent la voie à
une réflexion sur l'intervention délibérée en
situation complexe. Cela forme la trame du livre, divisé en quatre
parties comprenant chacune une présentation de témoignages
de praticiens, une synthèse et une mise en perspective. Des exemples
donneront une idée de la diversité des expériences
exposées : insertion de personnes en difficulté,
réhabilitation des conditions de vie dans des territoires faiblement
contaminés par des radiations nucléaires, pour la formation
de confiance ; course en haute montagne (" la cordée "),
soins palliatifs, pour l'accompagnement ; quatuor à cordes et
jazz band (" le quatuor ") pour la cognition collective ;enfin,
grande misère (ATD Quart Monde et Alliance pour un Monde Responsable
et Solidaire) pour l'intervention délibérée en situation
complexe.
L'ingénierie de pratiques collectives en question ne s'entend bien
sûr pas en un sens étroitement technique mais au sens de
l'ingénium, c'est-à-dire de la capacité de comprendre
et connaître pour l'action et d'agir pour comprendre et
connaître.
Quels repères pour l'action en situation complexe se
dégagent-ils ? De la postface de M.-J. Avenier, j'extrais deux
ordres d'enseignements. En premier lieu, des repères relevant de la
connaissance sur l'ingénierie de pratiques collectives :
porter attention à la position de l'acteur, changer de regard, organiser
la théâtralité de l'action collective, assumer l'incertitude
et les contradictions de tout processus ouvert, favoriser l'apprentissage
de comportements coopératifs. En second lieu, des repères
procédant de la connaissance par l'ingénierie de l'action
collective et mettant en jeu en premier lieu la question de la transformation
d'expérience en science, ensuite une rupture avec la démarche
scientifique classique, enfin les promesses et limites du dialogue
interdisciplinaire et professionnel (rendre explicites des connaissances
pratiques implicites ou " insues " ; entrer dans la
problématique de l'autre et dépasser l'absence d'expérience
sensible du phénomène étudié pour le chercheur,
celle que provoque la mise en acte concrète).
Saluons la prise de risque que montre ce livre : provoquer une rencontre
informée par le projet de mettre en commun et en interaction les
expériences et les savoirs de praticiens et de chercheurs de champs
aussi divers va contre les normes d'hyperspécialisation et
d'efficacité technicienne en vigueur dans notre monde. Le projet de
ce livre met même en jeu cinq niveaux d'interaction : entre
praticiens ; entre praticiens et chercheurs ; entre ces personnes
et participants à des domaines d'expérience sortant du champ
habituel des sciences humaines et sociales (haute montagne, musique, soins
palliatifs, travail avec les plus démunis) ; entre ces participants
et les auteurs des synthèses et mises en perspective ; enfin,
entre M .-J. Avenier et les lecteurs invités à interagir
par le courrier électronique.
Une autre originalité de ce livre mérite d'être saluée.
Il comprend un index analytique détaillé et précis ainsi
qu'une bibliographie et une liste des auteurs indexée qui, pour chaque
référence, indiquent la ou les pages du livre où elle
se trouve évoquée. Cette rigueur est exceptionnelle dans le
paysage éditorial français.
Un autre sous-titre de ce livre aurait pu être " Eloge du
préfixe co " tant il entremêle les appels à
la co-conception, à la co-conduite, à la co-construction, au
co-développement, à la co-évolution, à la
co-production, au co-pilotage, à la co-responsabilité, à
la coopération et même à la co-vie. Ces co s'adressent
aussi au lecteur, lequel se trouve explicitement invité à devenir
membre de la communauté des acteurs d'un cinquième niveau
d'interaction. Cela pourrait-il rebuter un certain nombre de lecteurs potentiels,
peu habitués à se voir ainsi invités à participer
à une pratique collective ? Car pratique collective est bien
le mot. J'ajouterai même : pratique de co-lecture et de
co-évolution. Mais quel effort demandé au lecteur habitué
à rechercher et à attendre des solutions d'un livre, habitué
à rechercher une démonstration, une connaissance à
appliquer, alors qu'il lui est proposé ici non un produit à
lire pour appliquer, mais à comprendre d'abord pour appliquer ensuite,
éventuellement ! Dire au lecteur de ne pas attendre de solutions
prêtes à l'emploi, de ne pas s'attendre à une
démonstration unilatérale, c'est lui demander de faire
l'énorme effort d'abandonner l'exigence d'avoir en mains un livre
comme les autres, un instrument de savoir pour appliquer. C'est lui demander
d'abandonner provisoirement ses certitudes sur ce qu'est un livre digne
d'intérêt, feuilleté rapidement chez le libraire. C'est
lui demander de consacrer un peu de temps, de montrer un peu de patience
et d'accorder un peu de crédit à l'idée de faire
évoluer certaines de ses certitudes, de co-évoluer pour apprendre,
tout en gardant son propre esprit critique ! Cela est presque un petit
guide de lecture. Au lecteur méfiant je proposerais volontiers de
pénétrer dans ce livre par l'entrée qu'offrent les phrases
suivantes de Michel Monroy :
" Nous vivons dans un monde où la méfiance est la règle
mais dans lequel les procédures pour se passer de la confiance sont
devenues obsolètes et où le développement d'une confiance
à sens unique (à l'égard des dirigeants) est devenu
impossible. (
) La confiance ne peut se construire qu'à partir
d'une vulnérabilité acceptée, paradoxalement
stratégique, et d'une sorte de partage d'une incertitude raisonnable
de ce qui peut advenir ". (p.82-83).
Pas de piège dans ce livre ni de message à suivre autre que
d'accepter d'entrer dans le jeu d'un dispositif actif ouvert. Ce livre est
un activateur d'interaction.
J'exercerai ma propre interaction critique dans deux directions, sur le titre
du livre, puis sur le projet dans lequel il s'inscrit et auquel
j'adhère.
L'article défini dans le titre pose problème. Parler des pratiques
collectives expose à une interrogation sur l'exhaustivité,
qu'aurait évité " L'ingénierie de pratiques
collectives ". Le champ couvert, par les trois processus évoqués
de confiance, d'accompagnement et de cognition collective, embrasse-t-il
également toutes les pratiques collectives, les politiques publiques,
gouvernementales notamment, spécialement en économie ?
Où le politique, les valeurs, le pouvoir, la consistance d'un social
" déjà-là ", les institutions, règles
du jeu, normes, contraintes et autres régularités trouvent-elles
leur place dans ces processus ? Or ces facteurs institutionnels, pour
faire court, ne sont-ils pas susceptibles d'influencer, d'orienter de
circonscrire, voire de définir des corridors de possibilités
pour les acteurs, au moins à court et moyen terme ? En donnant
l'impression d'embrasser toutes les pratiques collectives, ce qu'implique
le titre du livre, sans prendre en compte explicitement cette autre dimension,
ne court-on pas le risque d'introduire dans la considération du social
une sorte de biais actionniste et microsocial, et d'aboutir à se priver
d'une possibilité de comprendre que la politique publique est souvent
d'un ordre de difficulté sans commune mesure avec l'action de, et
dans, les organisations ? Si cette interrogation devait ne pas
apparaître légitime, alors ne serait-on pas en droit de regretter
l'absence d'une argumentation justifiant l'exhaustivité de la
réduction des logiques de pratiques collectives aux trois dimensions
affichées ?
Il reste la question et la tension de fond que ce livre aide bien à
poser et illustre par la richesse des témoignages qu'il contient,
qu'il s'agisse de ceux des chercheurs ou des praticiens. L'ensemble de cette
uvre collective fait apparaître une double demande. L'une émane
des praticiens. C'est le plus souvent une demande de conceptualisation de
pratiques qui marchent dans leurs propres champs d'expérience, qui
est aussi une recherche d'ancrage de pratiques locales sur des connaissances
valides plus générales. Il s'agit donc d'une demande visant
à asseoir la reconnaissance scientifique de pratiques. L'autre vient
des chercheurs : comment construire de la connaissance pour l'action,
qui puisse être reconnue scientifiquement valide ? " Quels
repères pour la connaissance, pour et par l'action, de
phénomènes complexes ? " semble être le projet
du programme constructiviste, non positiviste, de modélisation de
la complexité. Ma position de chercheur dans un champ, l'économie,
dominé d'une manière écrasante par un positivisme analytique
scientiste, me conduit à souligner le besoin de contributions
substantielles par l'approche de la complexité pour donner un minimum
de crédibilité à ce projet, en économie et, j'en
suis convaincu, dans d'autres champs. Cela passe par la mise en évidence
des gains éventuels permis par la complexité. Mais cela suppose
une stratégie de confrontation et comparaison dans les divers champs
d'expérience et champs disciplinaires à des travaux conduits
d'une manière différente.
Cette stratégie exige de disposer d'un cadre opératoire
suffisamment général comprenant un langage, des concepts
clés, des cas et exemples génériques permettant un minimum
de cumulativité par et pour de l'investigation appliquée dans
des champs disciplinaires variés. Cela permettrait d'envisager une
articulation plus fine entre les contextes dans lesquels l'analyse et la
complexité ont chacune leur pertinence. Cela supposerait une
systématisation plus poussée des repères. Un défi
majeur est là, dans cette systématisation insuffisante de
repères pour une stratégie et une pratique scientifique
opératoires, dont souffre la modélisation constructiviste de
la complexité. Ce manque a pour corollaire un deuxième défi,
celui de la communicabilité. Sans langage stabilisé simple,
évitant autant que possible la facilité souvent contre productive
des jargons et néologismes, et sans exemples et
" résultats " en prise directe sur des préoccupations
éprouvées dans des champs disciplinaires, comment intéresser
à la complexité des praticiens, chercheurs et lecteurs potentiels
profanes, non convaincus au départ des mérites de la
complexité ?
Ce livre franchit un pas dans ces directions. Mais, malgré l'effort
éditorial réalisé, le risque est qu'il ne reste par
trop déroutant pour le lecteur potentiel non convaincu au départ
et peu susceptible de faire l'effort qui lui est demandé pour entrer
dans la danse. Après ce relatif pessimisme dans la réflexion,
il reste l'optimisme nécessaire dans l'action. On l'aura compris,
ce livre mérite sans restriction l'effort de lecture et d'interaction
critique demandé.
Robert DELORME
Avril 2001
Fiche mise en ligne le 12/02/2003