Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de STENGERS Isabelle : |
« La guerre des sciences aura t elle lieu ?" Scientifiction. » Edition Les empêcheurs de penser en rond, Paris 2001, ISBN 2-84671-000-7, 187 pages. |
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Le titre retient l'attention : On se souvient du Dossier de la Revue du MAUSS(n°10, 1997) sous le titre "Guerre et paix entre les sciences ". S'agit-il de la même guerre ? Ou d'une guerre civile dissimulée dans les conflits balkaniques entre disciplines que rapporte l'histoire des sciences ?
Le genre littéraire annoncé, la "Scientifiction" surprend aussi : Ce ne sera pas de la science - fiction, mais de l'histoire scientifique fabulée et pourtant si plausible ! L'intrigue, passionnante n'est pas fictive pourtant : Il y eut bien au début du XVIII°S. une impressionnante dispute épistolaire entre Newton et Leibniz, dispute dont les archivistes ont gardé copie. Mais les passions qui animaient les deux héros de cette aventure qui est devenue pour nous, trois siècles plus tard, un des grands mythes fondateurs de la science moderne, et les conditions politiques et culturelles dans lesquelles ils écrivaient, nous sont elles familières ?
Ne pouvons nous alors interpréter le mythe, cette histoire fabuleuse,
à la maniére d'Homère interprètant bien librement
les disputes d'Ulysse et de Palamède ? .C'est l'exercice auquel s'est
livrée ici I.Stengers. En historienne et philosophe des sciences autant
qu'en scénariste, car son texte devait être le scénario
d'un téléfilm qui ne fut pas (pas encore ?) réalisé
Je ne vous narrerai pas l'intrigue sinon pour assurer qu'elle semble
aussi plausible aujourd'hui qu'elle dut l'être hier, même si
"la violence de Newton(en 1715) n'a rien a voir avec celle du charmant
Sokal(en 1997)" (p. 179), mais je m'arrêterai un instant sur la
brève et stimulante postface par laquelle elle nous invite à
méditer la sage morale qu'elle attribue à Leibniz : "Il
me fallait une raison et tu me l'as donnée. Newton, les raisons, ne
doivent jamais donner raison au désespoir. Elles doivent créer
contre le désespoir". (p. 156)
Morale que je suis tenté d'interpréter ici en renversant la formulation du Leibnizien "Principe de raison suffisante". Ne faudrait-il pas le tenir plutôt pour un principe de raison souvent nécessaire et rarement suffisante", un principe de "raison possible " plutôt que "suffisante". Prudemment, I.Stengers suggére de ré inventer "un principe de raison ouverte ", en imaginant la constitution d'une société pour la promotion de la raison ouverte. Et forte de son expérience, elle appréhende déjà que les académiciens ne la vilipendent en l'accusant de "défendre l'irrationalité" (p. 153).Ce sera le dernier mot du scénario.
Cette postface est sans doute plus une méditation de philosophie et
d'histoire des sciences dans la société contemporaine, que
la discussion épistémologique à laquelle on pouvait
s'attendre. La question de la légitimation des connaissances que produit
l'activité scientifique n'est guère abordée sinon
indirectement par le détour de leur efficacité sur la
"modification du paysage de possibilités" (p. 168) de chaque
citoyen concerné. Si "L'esprit scientifique, ce n'est pas croire,
mais penserf, ne faut-il pas que les chercheurs s'acharnent sans cesse à
"bien penser" (Pascal). Mais qui le leur rappellera s'ils
préfèrent croire en leur principe plutôt que les re-penser
? Une méditation épistémologique sur la
légitimité de leurs énoncés ou sur leur croyance
en leur "objectivité", serait elle inutile ? C'est peut etre le message
que le Leibniz, qu'ici I.Stengers nous fait aimer, veut nous transmettre
en disparaissant, dans l'indifférence générale, le 14
novembre 1716 ? Le lecteur peut à son tour reprendre cette
méditation épistémologique que le philosophe semble
craindre
Mais cette postface est aussi pour Isabelle Stengers l'occasion d'une vivifiante
remise en question de l'appel rituel à la "vulgarisation" (par
hypothèse simplificatrice) des savoirs scientifiques, à l'heure
de la diffusion universelle des outils médiatiques. Allons nous
tolérer longtemps encore la séparation de la culture
générale et de la culture scientifique que sciences et techniques
semblent nous avoir imposer depuis deux siècles ? En reprenant ici
quelques phrases de cette postface, je donnerai peut etre la saveur de cette
discussion si pertinente aujourd'hui ?
"Le problème était l'échec patent, quasi perpétuel, à intéresser ce qu'on appelle "le publicf aux savoirs relevant des sciences et des techniques. Ce public a bien raison de ne pas se laisser intéresser, car ce à quoi on lui demande de s'intéresser n'est pas du tout ce qui intéresse les producteurs de ces savoirs. Et la différence ne tient pas du tout à une "nécessaire simplificationf.(p. 163)
Le contraste est assez clair avec le genre "vulgarisationf. Celui-ci a pour première ambition de faire passer le public de l'état d'ignorant à l'état d'informé. (C'est pourquoi j'exclurai Stephen J.Gould , par exemple, du genre "vulgarisationf. Lorsqu'il raconte, dans ses essais, un résultat de la biologie contemporaine, ce n'est pas parce que le public "devrait etre mis au courantf, mais parce que ce résultat est pour Gould, digne d'intéresse le public comme il l'a intéressé lui même, et cela, souvent, pour des raisons distinctes de celles que donneraient la plupart des professionnels ).
C'est sans doute pourquoi, son but, "le partage des savoirsf, est si
régulièrement manqué. (p 167)
La question primordiale, celle qui fait la fiabilité des "informations
scientifiques, celle qui, d'ailleurs est absente lorsque ce qui se propage
est un effet de mode ou une métaphore à haute valeur de prestige
ajoutée, est la pertinence en quoi ce que ce collègue ou ce
chercheur propose peut il m'intéresser pour ce que j'ai à faire;
(p .167)
(Le but n'est pas
) de ramener des savoirs scientifiques, techniques
ou philosophiques au niveau du public, mais de leur restituer activement,
délibérément, ce que leur transmission compétente
passe encore et toujours sous silence alors même que ceux qui sont
effectivement compétent le vivent sur un mode sur un autre : Un savoir
a sans doute un contenu, que l'on connaît ou ignore, mais il a d'abord
un efficace. Il fabrique ceux qui le fabriquent. (p. 183-4)
L'ambition de la science est-elle de "dire le vrai" ou "d'obliger à penser, à imaginer ?" (p 182) c'est sur cette interrogation qui concerne toute entreprise de production de connaissances, et pas seulement celle de la scientifiction, que l'on peut demander à ce vivifiant essai d'Isabelle Stengers de nous aider à "bien penserf.
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003