Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de GOMEZ Pierre-Yves : |
« La République des actionnaires. » Le gouvernement des entreprises entre démocratie et démagogie, Editions La Découverte & Syros, Paris 2001, ISBN 2-84146-943-3, 218 pages. |
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Le nouvel ouvrage de P.-Y. Gomez paraissait en avril 2000, quelques heures
avant que n'explosent dans l'opinion française les "bombes
médiatiques" que furent les affaires de brutales suppressions d'emplois
de Mark & Spencer, de Danone et de quelques autres, affaires non moins
soudaines, mais moin des modes de gouvernement de l'action collective dans
les sociétés contemporaines, et en particulier dans entreprises
capitalistique qui assurent avoir pour seul critère de bonne gestion
la "maximisation de la valeur pour l'actionnaire".
L'acharnement des économistes ultra libéraux à plaider contre toute évidence la pertinence de ce critère unique dont le simplisme conceptuel et les effets pervers pratiques sont si manifestes, que l'on est vite tenté de jeter le bébé avec l'eau du bain : Puisqu'ils veulent à tout prix ne connaître que les gains spéculatifs de leurs anonymes actionnaires, ne les laissons plus se jouer de nous. "Abandonnons les actionnaires et la valeur pour l'actionnaire, et clamons : Aux urnes citoyens salariés, chassons ces grands simplificateurs qui nous gouvernent, et revenons à l'age d'or : "Ni dieux, ni maitres" pour les uns ; "Big Brother et son Gosplan" pour les autresf.
N'allons nous pas ainsi remplacer des simplificateurs par d'autres non moins simplistes ? Si bien sûr ! Le découragement alors va t il à nouveau nous saisir ?
Ne sommes nous pas ou plus capable d'inventer des formes d'action collective
qui nous permettent pragmatiquement d'exercer notre intelligence dans nos
actions que nous voulons à la fois responsables, solidaires et plurielles
? Entre le dictateur (ou le petit chef) démagogue et l'anarchiste
nihiliste, n'y a t'il pas quelques formes d'organisation de l'action collective
que l'on puisse concevoir pour que s'exerce ingénieusement notre art
d'administrer nos cités
et nos entreprises ? Cela s'appelle
la Démocratie, depuis Périclès ou Protagoras.
C'est à la redécouverte pragmatique et curieuse de cette ingénierie de l'action collective en entreprise par "le droit de tout associé à participer aux décisions collectives fque s'attache ici P.Y. Gomez. Son initiative est si inattendue qu'elle semblera insolite, voire incongrue : Il s'est interrogé ingénument sur l'origine de cette curieuse forme d'action collective qu'est la constitution d'une communauté dont les membres sont liés par "l'affectio societatis, la volonté de collaborer, sur un pied d'égalité, à l'uvre commune, cf. article 1844 du code civilf (p. 10). Puis il a exploré, en historien et en économiste du temps présent, les formes effectives d'exercice de cet actionariat, et ce qu'il a trouvé et qu'il nous narre sous forme d'anecdotes significatives, est en effet assez surprenant.
"Nous vivons ainsi dans une convention qui suppose que le citoyen n'a
aucune responsabilité directe sur l'économique, sauf à
etre entrepreneur lui-même. Or ce schéma n'est plus convaincant
: De plus en plus de personnes sont à la fois des citoyens et
des actionnaires, et ce sont donc les mêmes qui contrôlent (ou
négligent de contrôler) les institutions politiques et les
institutions économiques que sont les grandes entreprises
.f
(p. 15). D'où une perte de repères et la recherche de quelques
grilles de lectures pragmatiques et plausibles qui déplairont
"à la fois à ceux qui encensent l'actionariat et à
ceux qui le vomissentf (p. 16).
"Il s'agit- conclura t il - de dévoiler (peut
etre devrait il : "de concevoir" ?) une république, dont les
difficultés, les incertitudes et les contradictions font battre, entre
démocratie et démagogie, le cur d'un système
économique et social dont nous sommes tous dépendants et
acteurs f (p. 17).
A ce dévoilement d'une démocratie encore bien embryonnaire,
P.-Y. Gomez va s'attacher en nous montrant son effective faisabilité
(et les multiples résistances qu'elle devra vaincre pour s'imposer.
Elle est dans l'ordre du possible, ici et maintenant : Ne l'a t il pas
rencontré ? Il nous la montre, témoignages et chiffres à
l'appui, plus effective souvent en Amérique qu'en Europe
Elle est aussi dans l'ordre du rêve et elle suggére d'autres rêves, disons d'autres formes d'organisation de l'action collective, non moins plausibles, auxquels il ne s'est peut-être pas assez intéressé : sociétés coopératives, mutuelles, fondations et agences, associations et clubs (humanitaire, santé, loisirs, sports, etc..), l'immense et passionnant secteur dit de "l'économie sociale " ?
Ne lui en faisons pas grief, il explore un domaine qu'économistes
et gestionnaires ont trop longtemps ignoré, et sur lequel les documents
sont encore peu nombreux (Signalons au passage ses "pistes pour une
Netographie", p. 217, forme nouvelle originale et intéressante
de nos anciennes bibliographies). Et mentionnons incidemment, pour
compléter cette documentation, le remarquable Rapport d'étape
de P. Viveret, paru peu après le livre de P.Y Gomez et remis au
"Secrétariat d'Etat à l'Economie solidaire" : "Sur les
représentations de la richesse et les nouvelles formes de paiement
et d'échangef (disponible sur le site
www.social.gouv.fr/economie-solidaire
) ; rapport qui aborde indirectement les modes de gouvernement de ces formes
d'action collective qui ne relèvent pas de l'actionnariat et qui pourtant
en diffèrent peu en pratique.
Je ne commenterai pas les conclusions fort bien formulées par P.-Y.
Gomez : il nous invite à "poursuivre le débat " (p.
203) et s'efforce de ne pas trop prendre parti dans les querelles d'experts
sur les mérites comparés de la démagogie et de la
démocratie dans le gouvernement des entreprises (et en particulier
des grandes entreprises, qu'il appelle les GST (Grandes Société
Transnationales, p. 77+ ).
Tout au plus soulignerais je qu'en abordant un peu trop exclusivement son
sujet avec le regard et le langage de l'économiste et du gestionnaire,
il a peut etre un peu trop réduit la complexité du
phénomène : La passion de l'action et de l'aventure, le plaisir
de faire, comme la révolte contre l'injustice perçue, ont un
tel rôle dans nos représentations de l'action collective, que
les raisonnements bien construits sur l'efficacité économique
ne parviennent pas aisément à en rendre compte. Et l'altruisme
est un phénomène empiriquement observable que les économistes
ne pas savent prendre en compte aussi aisément que l'égoïsme.
Oui décidément, il a bien fait de soulever le lièvre : Malgré les apparences, la démocratie républicaine est possible en entreprise, et elle ne se réduit pas à la république des actionnaires, ni à la confusion du gouvernement et du management comme P.-Y. Gomez le souligne fort justement (On se souvient du thème de son précédent ouvrage : "Le gouvernement de l'entreprise", 1996 ; cf. le Cahier des Lectures MCX n°12, LCF n° 27, nov. 96). A nous d'inventer, pragmatiquement et sans les simplifier d'abord, ces nouvelles formes d'action collective, sans nier et sans sacraliser les conventions de l'actionariat. Cet essai original et bien documenté d'un défricheur de sujets tabous nous y aide.
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003