Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de D'ESPAGNAT Bernard :
« Le réel voilé. Analyse des concepts quantiques »
     Editions Fayard, Paris, 1994. 505 pages.

Un admirable monument et une des plus audacieuse tentative contemporaine de conjoindre la Science (et pas seulement la physique quantique) et la Culture (et pas seulement la méditation épistémologique). Sans doute la synthèse, ou l'oeuvre maîtresse, de la longue et riche réflexion d'un grand physicien s'interrogeant avec exigence sur le sens de ce qu'il construit, une physique théorique : que sont, que valent, ces connaissances si abstraites qui prétendent transformer notre connaissance du monde? Une oeuvre maîtresse appelée à un grand rayonnement (traduite déjà en anglais qui se présente comme l'aboutissement d'une longue quête dont chacun connaît l'origine ("A la recherche du réel, le regard d'un physicien" parut en 1979 et est souvent réédité, y compris en livre de poche). Monument, mais aussi témoignage engagé : B. d'Espagnat veut convaincre, assumant l'extrême difficulté d'un défi rarement relevé. S'adressant à la fois aux physiciens, ses pairs, et aux philosophes, qu'il voudrait ses complices, dans leurs deux langages et pourtant d'une seule écriture, il veut susciter la réflexion despremiers sur l'incomplétude épistémologique de leur discours, et interpeller les secondsen les invitant à reconsidérer leurs propres fondements, fussent-ils assurés par Aristote ou par Kant ! Entreprise exemplaire, qui n'a que peu de précédents réussis (Poincaré, sans doute, et quelques autres ?), tant les clivages disciplinaires sont prégnants dans nos cultures scientifiques. Entreprise audacieuse aussi puisque B. d'Espagnat propose d'abandonner les grandes certitudes ontologiques sur lesquelles s'est construite la science en Occident depuis plus de 2000 ans, en demandant à la science elle-même -à la physique quantique en pratique- les arguments fondateurs de son doute... et de sa croyance personnelle "en un "quelque chose" dont l'existence ne procède pas de l'existence de l'esprit humain" (p. 335) : le postulat du "réalisme ouvert" ("que ce quelque chose soit l'ensemble de tous les objets, ou de tous les atomes ou de tous les événements, ou Dieu, ou l'ensemble des idées platoniciennes"). Sur cette croyance, il va proposer de bâtir "la conjecture qui... paraît la plus raisonnable... : le véritable rôle de la physique n'est pas d'édifier une ontologie scientifiquement établie, c'est là un but tou-t-à fait irréalisable et la physique doit se contenter de décrire les phénomènes" (p. 341).

Conjecture dont il argumente de cent façons tour à tour physiques (non séparabilité, non localité, théorèmes de Bell, ...) et épistémologiques (objectivité faible, intersubjectivité, etc.) la plausibilité, et qui le conduit à une "option personnelle" ("la notion de Réel voilé est une notion satisfaisante... qui, bien comprise, n'est pas dangereuse" p. 459) dont il a quelque difficulté à ne pas la tenir pour quasi prouvée ! (Démonstration par l'absurde : ceux qui n'y croient pas commettent toujours ici ou là une erreur ou un oubli... donc !). La plausibilité est si bien argumentée qu'on s'étonne de ne pas voir afficher une preuve en vérité (mais les "critères de vérité" peuvent-ils être "dévoilés" ?),et que l'on se prend à rêver de "l'expérience cruciale" que la physique quantique devrait alors un jour inventer, démontrant l'existence d'un Réel (ou d'un Dieu ?) voilé ! Si ce rêve n'est pas réalisable... et bien qu'il ne l'évoque pas explicitement, B. d'Espagnat ne l'espère pas ("un but irréalisable")... peut-on alors garder du faisceau d'arguments qu'il a magistralement rassemblés, une autre croyance, moins personnelle, plus générale peut-être. "La conjecture du réel voilé est une conjecture plausible, mais non cruciale, qui aidera souvent le physicien, et plus généralement le citoyen cultivé, à proposer des descriptions intelligibles des phénomènes qu'ils perçoivent". Le projet valéryen qu'on se propose ainsi ("On a toujours cherché des explications quand c'était des représentations qu'il fallait établir") ne sera sans doute pas strictement conforme à "l'option personnelle" de B. d'Espagnat, mais -qui peut le plus peut le moins- ne lui interdira pas de la cultiver, par passage à la limite ! En revanche, elle ouvrira à la recherche scientifique, dans toutes ses disciplines d'appui, y compris donc la physique quantique, des champs plausibles d'investigation pour notre intelligence de notre relation à l'autre et à l'Univers. Intelligence et pas démonstration, en effet. N'est-ce pas là le projet des épistémologies constructivistes (que curieusement B. d'Espagnat affecte d'ignorer à moins qu'il ne les classe parmi les "phénoménismes" dont il brosse un portrait peut-être un peu trop partisan).

Le format de cette note de lecture contraint hélas à réduire le commentaire à cette seule discussion sur la capacité de l'intelligence humaine à construire des représentations changeantes de ses perceptions des phénomènes. Le lecteur aura pourtant deviné on l'espère, l'extrême richesse de la monumentale réflexion de B. d'Espagnat sur l'infinie complexité de la relation contemporaine de la science et de la culture. Puisse-t-il trouver le loisir (pour les scientifiques de toutes disciplines ce devrait être un devoir éthique) de méditer les propos de cet essai, qu'il faut peut-être tenir pour un traité sinon encore pour un manuel.


J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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