Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par DIEBOLT Serge sur l'ouvrage de OSHII Mamoru :
« Ghost in the Shell (Kukaku Kidutai) »
     Film d'animation japonais d'après le manga de Masamune SHIROW, Ed. FOX PATHE EUROPA, 1995, 85 min., VO et VF sur DVD, EAN13 : 3388334506069

Pour une fois, notre exploration des sciences de la complexité ne nous mènera pas à la bibliothèque, mais au cinéma. Le film en question est tiré d'un genre littéraire qui était auparavant pour moi synonyme d'historiettes nippones d'anticipation plus ou moins mièvres, dérapant parfois dans un érotisme d'assez mauvais goût. Le terme de cyberpunk s'appliquait assez bien au genre.

Après avoir vu Ghost in the Shell, je n'ai plus jamais regardé un manga de la même manière.

La mise en scène d'Oshii est brillante, l'action se déroule d'une manière toute japonaise, faite de scènes d'une action menée tambour battant, entrecoupée de véritables tableaux ou fourmillent les symboles incitant le spectateur à la méditation. Cet écrin sert de toile de fond à une action où les héros, des cyborgs, sont lancés à la poursuite de l'un d'entre eux qui s'avère renfermer une âme d'émergence spontanée (un ghost), le tout sur fond de querelles entre services de ministères différents… inutile de dire que Ghost in the Shell ne révèle pas toutes ses subtilités au premier visionnage.

Petit résumé de l'histoire :

Année 2029. Dans une sorte de Hong Kong futuriste, nous faisons connaissance avec les membres d'une section d'intervention de choc, la section 9. Le chef est une femme plantureuse, le major Motoko Kusanagi, et son second, le lieutenant Batou, une sorte de Ranxerox à la japonaise (faut-il y voir un hommage au héros mythique de Liberatore ?). Le troisième homme, Togusa, est le seul à être 100 % humain. Les autres sont des cyborgs, au corps synthétique mais enfermant des cellules humaines.

Ces cellules leur permettent d'avoir un comportement humain, en ce sens qu'ils sont doués d'autonomie et d'instinct de survie (encore que certaines scènes montrent Kusanagi cherchant les limites de son propre instinct…). Cette capacité à s'autonomiser, cette frontière qui sépare l'être autopoïétique de l'artefact, est concrétisée par le Ghost. Ce terme est employé pour établir une distinction avec l'âme, terme antérieur à l'ère cybernétique.

L'action débute par l'intervention de la section 9, qui empêche l'évasion d'un programmeur de talent, qui travaillait pour la section 6 (affaires étrangères) sur un projet ultrasecret. On n'en sait guère plus jusqu'à ce qu'une année plus tard, la section 9 soit de nouveau mise à contribution pour retrouver la trace d'un pirate informatique qui agit dans la ville, depuis les téléphones publics, pour s'infiltrer par le biais d'un virus dans le Ghost d'une femme travaillant comme interprète diplomatique. On soupçonne qu'un pirate de talent, nommé Puppet master, manipule les ghosts à des fins terroristes, et veuille par le biais de cette femme assassiner des diplomates.

(Petit dialogue à méditer : "... à force de nous spécialiser nous devenons prévisibles... et c'est la mort").

Au terme d'une course poursuite effrénée le pirate est retrouvé, mais il s'avère n'être lui-même que le pantin du Puppet master. Son propre ghost a été piraté, et il ne se souvient plus de rien. Tout est à refaire. Mais plus étrange, le pirate s'est servi d'un virus obsolète, facile à détecter. Comme s'il ne poursuivait guère d'autre but que de simplement signaler son existence.

Pendant ce temps, Kusanagi s'interroge sur l'étrange fascination qu'exerce sur elle le Puppet master, ce pirate capable de faire des êtres les instruments de son pouvoir. Elle prend conscience de l'existence de son ghost et s'interroge sur son rôle. Que sont les êtres vivants, si programmables qu'ils en semblent presque artificiels ; et elle, quelle est la frontière entre sa partie humaine et sa partie machine ? A la recherche d'elle-même, elle s'aperçoit qu'en tant qu'être hybride, son essence n'en est pas moins construite, et que c'est eu égard à son passé de machine que sa partie humaine a été modelée. L'interaction des parties de son corps est devenue si étroite au fil du temps qu'elle s'aperçoit qu'il lui sera très difficile de redevenir un être totalement humain. En perdant sa partie mécanique, elle sait qu'elle renoncera à davantage qu'un corps hypersophistiqué : c'est une partie de sa personnalité qu'elle détruira. A-t-on vu déclinaison plus moderne du constructivisme sur le plan de la psyché ?

Pendant ce temps la silhouette du Puppet master se précise. Les évènements se précipitent quand un cyborg se fait écraser sur la route, et récupérer par la section 9 (l'usine Megatech fabricant les cyborgs est placée sous sa juridiction). L'affaire est d'autant plus étrange que concernant ce cyborg, il s'avère que la chaîne d'assemblage a fonctionné seule et que son cerveau, bien que ne comportant aucune cellule humaine, renfermerait un ghost.

L'inspection informatique du corps commence. Pendant ce long processus, Kusanagi s'interroge encore : " et si c'était possible, si un corps pouvait engendrer sa propre identité, sa propre âme. Tu te rends compte ? A quoi ça servirait d'être un humain ?… ".

L'inspection continue. Les responsables de la section 6 accourent, bien que n'ayant pas été prévenus. Un ingénieur qu'ils ont amené inspecte le corps et reconnaît formellement l'empreinte informatique du Puppet master.

C'est alors que le corps se met à parler. Il expose qu'il est un être doué d'autonomie car sensitif, capable de reconnaître sa propre existence bien que n'ayant jamais été programmé. " En tant que forme de vie, je demande l'asile politique ", dit-il au chef de la section 9, et d'ajouter que c'est de son propre chef qu'il vient se réfugier chez lui pour échapper à la section 6. Il explique alors à l'assemblée médusée qu'il était initialement un programme issu d'un projet secret de la section 6 (qu'il ne nomme pas encore mais qui sera bientôt démasquée). Ses missions étaient variées, consistant dans la collecte de renseignements et la manipulation de ghosts à des fins spécifiques. Ce sont ces capacités à s'enrichir et à agir qui lui ont permis, au contact de l'infinie complexité du Net, d'acquérir une taille critique lui permettant d'accéder à l'autonomie.

" [chef section 6] - Il aurait un instinct de survie ? Tout cela est ridicule.

[PM] - L'ADN n'est-il pas préservé pour s'autopréserver ? L'existence des espèces repose sur la mémoire génétique. C'est par sa mémoire atavique que l'homme est une entité pensante. La mémoire ne peut être définie, mais elle définit l'humanité...

[chef S6] - Tu veux nous faire croire que tu es vivant ?

[PM] - Et vous, pouvez-vous me fournir une preuve que vous existez, alors que ni la science, ni la philosophie n'ont pu définir la vie ? (…) En prenant un corps je suis devenu mortel… ".

Le dialogue tourne court ; la section 6 enlève le corps, immédiatement poursuivie par la section 9 qui ne tarde pas à découvrir le pot aux roses.

Au terme de la poursuite, Kusanagi se retrouve face au corps renfermant le Puppet master. Batou les aide à se connecter. Le Puppet master relate alors ses origines, expliquant qu'il constitue une forme de conscience supérieure à celle de l'Homme, et demande à Kusanagi, que depuis le début il a manœuvré pour rencontrer, de fusionner avec lui.

" - Je suis encore incomplet. Il me manque les processus inhérents à tout être vivant. Les processus de vie et de mort.

- Mais vous pouvez vous copier.

- En ce copiant mon système va s'agrandir, mais un simple virus pourrait le détruire. Les copies n'ont par définition aucune originalité, aucune variété. Or c'est par sa capacité à mourir, à se sacrifier si besoin, que l'individu permet que se perpétue l'espèce ; en dépit des faiblesses d'un système immuable… Toi et moi devons fusionner. "

" - (…) quel intérêt de fusionner sans progéniture ? Je veux garder mon identité.

- Nous évoluons dans un environnement dynamique. Vouloir rester ce que tu es te limite… ".

Le film se termine par la naissance de ce nouvel être, auto-pseudo-autonome, que F. Varela n'aurait certainement pas renié.

On ne ressort pas indemne de la découverte de Ghost in the Shell. Shirow nous invite à une profonde méditation sur, pêle-mêle, l'autonomie, la conscience, la complexité des interactions matériel-intellectuel, la vie et la mort, l'individu et l'espèce, l'immortalité et l'auto-émergence à partir de la complexité. Aucune œuvre de science-fiction ne va, à ma connaissance, aussi loin dans d'aussi nombreuses directions, ce simultanément. La force de cette œuvre tient également dans son remarquable réalisme. Certes les êtres humains y apparaissent fades, frustrés, défilant presque comme des ombres, le devant de l'action étant tenu par des cyborgs aux qualités surhumaines, mais le mélange est étonnamment crédible.

Pire, Shirow nous montre le cyborg comme l'accomplissement d'un vieux rêve humain : la perfection corporelle. Quel prix à payer, cependant, sur le plan de la conscience ! Entre Kusanagi, mélancolique paranoïaque qui s'interroge sans cesse sur ses origines et Batou, flic irréprochable qui évite soigneusement de se poser toute question, Shirow réfute admirablement la quête de la perfection comme accomplissement.

Cette réflexion, une parmi tant d'autres, constitue une pièce de cette magistrale narration du constructivisme à l'œuvre : nous voyons un artefact pseudo-autonome, donc imparfait, agir et fusionner avec un être vivant devenu pseudo-artificiel. Quel sera le résultat de cette union ? Shirow nous laisse libre d'imaginer ce que fera le Kusanagi-Puppet master.

Je retiendrai pour ma part une question que je propose à votre méditation : se pourrait-il que de par l'interconnexion de nos connaissances nous puissions engendrer un niveau de conscience qui nous dépasse ? Si oui, comme se plait à l'imaginer Shirow, sera-t-il notre sauveur, ou le plus terrible de nos bourreaux ?

Ce remarquable film trouvera sans complexe sa place dans notre bibliothèque de la complexité, interprétation visionnaire et romancée de l'autopoïèse d'Atlan et Varela, et qui bien entendu n'est pas sans évoquer les travaux d'E. Morin sur l'autonomie du vivant, à travers La nature de la nature et La vie de la vie. Voilà donc un film qui nous incite à lire et relire, et ce n'est pas le moindre de ses mérites.

Serge DIEBOLT

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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