Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par G Lerbet sur l'ouvrage de PINCHARD Bruno :
« Méditations mythologiques »
     Edition Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2002, 199 p.

Labyrinthe de mots[1] ? Labyrinthe d’idées ? De vibrations symboliques mises en résonance avec un support polymorphe d’espaces et d’étendues courbes et tourbillonnantes se tournant sans se clore sur elles-mêmes pour générer une sphère intime mouvante, extensive, comme une topologie qui ne génère pas un fermé et qui propose cependant un référent quasiment paradigmatique chez l’auteur. Ce dernier invite le lecteur à venir le partager afin que s’instaure un médium poétique pour communiquer.

C’est à cette sorte d’instauration que je pense qu’il convient de s’attacher pour tenter de déceler l’objet profond de cet ouvrage. J’y pressens les fondements d’une gnoséologie contemporaine quand les investissements épistémologiques se révèlent notoirement insatisfaisants mais également insuffisants ; fondements d’une gnoséologie, c’est-à-dire d’une regard explicite porté sur celui que le philosophe et le poète, en bref l’auteur, porte sur lui-même et sur sa connaissance à l’aide d’une topique rationnelle.

Dans cette perspective, il pioche en lui-même, dans son autoréférence, pour organiser sa façon de concevoir en appuyant sa démarche sur ce qui est le plus significatif pour faire sens. Ainsi a-t-il l’ambition méthodique de se doter d’un référent qui serve de support ontologique à ses réflexions : un « Livre »[2] possédant des catégories mythiques[3]. C’est l’oeuvre de Dante qui joue ce rôle chez Bruno Pinchard et qui se déploie pour ponctuer la fulgurance de l’esprit qui s’actualise au regard de Descartes[4]. Les symboles, les traits mythiques en développement trouvent ainsi des corroborations éclairantes et fondatrices d’un espace analogique sur lequel peuvent s’appuyer les récurrences discursives propres à chacun.

En aval de ce niveau d’interprétations qui s’opèrent autant par affinités poétiques et symboliques que par l’usage de la réflexion, Bruno Pinchard sait ménager chez le lecteur, ce que me paraît se situer à deux autres niveaux de cette herméneutique tout intérieure. Le plus « proche » du premier se décèle quand la figure de René Descartes ne se laisse pas réduire aux antiennes rationalistes et closes, et quand il apparaît dans ses textes comme l’auteur méditant empreint de mathesis[5], plutôt que comme le physicien méthodique réduit à une mathématicité de l’objet strictement inscrit dans un espace euclidien.

Le troisième niveau émergeant doit nécessairement favoriser le dépassement des discriminations analytiques trop restrictives[6], pour que s’instaure une pensée qui fasse système de manière complexe. C’est dans cette perspective, à la fois contextuelle et cohésive pour l’esprit, que peuvent être reçues les références fréquentes aux travaux mathématiques et métamathématiques de René Thom. Bruno Pinchard en précise bien la portée à partager quand rappelle (p.146) que « (p)armi les contemporains, il n’y a, après Lacan, que l’œuvre mathématique de René Thom qui réponde aux impératifs de la Méditation mythologique. René Thom a tenté, en topologue, d’introduire le continu dans l’interprétation des formes naturelles. Il en découle une dynamique où toutes les formes sont gouvernées par un centre qui est à la fois leur germe et leur principe organisateur ».

En puisant principalement au coeur de ces sources, Bruno Pinchard fait donc jaillir un savoir ciblé dans le domaine du mythe[7] ; ce qui est créateur d’un espace symbolique[8]. C’est en s’appuyant sur ce socle conceptuel que la méditation mythologique peut se déployer. Pour ce faire, elle plonge dans la matière substantielle et dans la matière subtile génératrices de la forme substantielle. La matière subtile émerge surtout dans le rêve où se dédoublent la physique et la métaphysique. Mais ce « dédoublement n’est pas tout, il y faut encore des vecteurs d’attraction. Les mouvements dans l’espace mythologique se font par l’action d’une Matière subtile elle-même mythologique. Cette Matière subtile est le médium absolu de la physique du rêve » (BP, p.107).

En définitive et plus prosaïquement, hormis ces références à l’imaginaire, il est remarquable que, chez Bruno Pinchard, le déploiement matériel clive le conscient et l’inconscient. En effet, jusque dans la méditation mythologique, on assiste  au « déploiement des fonctions de la conscience en tant qu’elle est unie aux signes primordiaux qui organisent son espace » (p.73).

Cela étant convient-il de se contenter de ce clivage qui risque de favoriser une conception binaire du psychisme ? On peut en douter quand on sent poindre l’aperception d’une continuité de degrés de lucidité comme en témoigne l’idée que si « (l)e livre permet le partage du conscient et de l’inconscient, La lettre (objet d’une pratique) ne sera objet d’une conscience, puisqu’elle engendre la conscience » (BP, p.41).

Tout semble donc se passer comme si il y avait derrière cela la quête d’un système où s’opérerait par dédoublement[9] le passage à l’actuel « hétéro » qui se différencie d’un actuel « auto »[10] de l’ordre de l’esprit. D’où il résulterait une structure psychique où , pour le sujet engagé dans la vie sociale (...), « la lettre ne fait pas partie de l’esprit, elle le précède, (...) elle se contente de réserver une place au symptôme de son absence » (BP, p.41). Quant au symbole, il témoigne de sa présence car il « est l’assurance d’une division infinie qui retrouve toujours la figure initiale à la fin de ses opérations » (BP, p.65). Il peut aboutir à l’effarement quand, focalisé sur le soi intérieur, il « retombe » au centre du creux, potentiel de l’intimité subjective. Appliqué à la méditation mythologique, ce commentaire de Pinchard se lit comme en écho : « La Méditation mythologique a voulu remonter plus haut que l’espace et le symbole dans sa recherche d’un principe. Elle trouve, pour prix de ses chasses, encore un symbole, non plus géométrique mais vivant, et à l’arrêt. La Méditation se conclut donc sur un échec, mais cet échec la regarde de ses yeux effarés » (pp. 197-197).

Ainsi, en traversant cet ouvrage, semble se valider le paradigme de l’autoréférence inhérent à la raison ouverte. Cet aspect autoréférentiel, bien explicité par Pinchard quand il fait allusion (p.196) à ce qui « semble engendrer un univers sans fondement ni fin fait d’accents et d’irisations, dont la pulsation cordiale et l’entêtement animal résument l’âme de ceux qui ne sauraient échapper au cercle de leurs pensées », se traduit par l’oscillation ondulatoire manifeste du présent et de l’absent. Et la méditation mythologique peut se boucler sur elle-même. Elle est le témoin d’une grande humanité quand, grâce à ce processus cognitif fondamental, elle s’apparente à cette découverte de l’homme au tréfonds de lui-même avec l’émergence de son incomplétude potentielle que son expérience accentue au lieu de la combler.

                                                                                    Georges Lerbet



[1] « Ma voix dit des mots. En disant des mots, elle me délivre de mes images » (...)  « les mots sont le surgissement de mon esprit à l’état pur. Mais en même temps, ces mots n’ont pas été inventés par moi. Ils ne sont qu’appris et repris. Ils ne sont mots que parce qu’au plus profond de mon entrée dans l’origine, ils m’altèrent et m’obligent » (BP, p.37).

[2] Le livre apparaît à la fois comme un reflet, « la puissance du non-agissant » (p.95) et comme une boucle de récursion du solipsisme qu’il altère en évitant l’autisme propre à l’isolement : « à l’issue du solipsisme du Livre, nous savons (...) que l’âme rencontre un état divisé du monde qu’elle épouse pour trouver un sens probable aux évolutions en cours », écrit BP (p.64). Complémentairement, l’autoréférence du sujet semble faire émerger des potentialités pour qu’elles aillent dans le Livre (cf. pp.74-75).

[3] Le mythe « n’est pas une âme confuse, c’est un espace qui s’ouvre à l’intelligence de l’âme », écrit BP (p.77).

[4] « (...) Le Livre tolère de voir Descartes ou le Méditant, dans sa suite, parce qu’en inventant le face-à-face de la pensée et de l’espace, celui-ci a exposé le principe général de tout rapport à l’extériorité du symbole de Dante. Descartes devient donc le principe d’une représentation des pouvoirs du livre des origines », écrit Pinchard (pp. 69-70).

[5] Certes, Pinchard reconnaît (p.67) que « Descartes voulait développer une science nouvelle et s’occuper quelques heures seulement de métaphysique » et qu’il « aura réservé son « Monde » toute sa vie car ce Monde est l’aveu qu’il parlait d’autre chose que d’une science prosaïque »,  mais il insiste aussi sur la place que Descartes accordait au sens intime : « Il est impossible que nous puissions jamais penser à aucune chose  que n’ayons en même temps l’idée de notre Âme, comme d’une chose capable de penser ce que nous pensons (...) C’est par l’âme que nous concevons toutes choses » (p.69).

Cela étant, peut-être eût-il été intéressant de convenir, comme le fait Pinchard, que si Descartes n’a pas pensé la carte nouvelle en se préoccupant du « Livre des origines », cela tient peut-être à ce que ce « livre » est celui qui sert de référent à la résonance première  (singulière et vitale) du sujet avec sa propre source vacuitaire ; ce qui l’aide à percevoir le sens qu’il donne à lui-même et au monde par rapport à celui que développe autrui.

[6] Intéressante ici est la distinction opérée entre Descartes et Vico et l’insistance portée par BP à valoriser la poïesis de celui-ci dans la pragmatique de la connaissance. Ainsi, si Vico lui paraît être le « premier penseur de l’agir mythologique », « Descartes (est) le premier penseur des espaces, (...) (mais il) n’accède pas à la mythologie (de l’espace) » (BP, p.79) Quant à Vico, il a su dégager « (l‘) équivalence entre la vérité et la production » fondant ainsi un « critère de vérité poétique » sachant que le vrai : « conçu en idée » met en exergue l’importance du  rôle du concevoir (cf. pp.85-87).

[7] Selon Pinchard, le mythe se développe dans l’ « espace-livre » (p.61) où il rend possible la construction de catégories. Plus généralement, l’étendue mythologique est celle de l’espace des désirs, « en elle advient le temps, elle est la forme même du temps et des événements qui s’y produisent » (p.98)

[8] Pour Bruno Pinchard, dans l’espace mythique le mythe est premier chez le sujet par rapport au symbole, en effet écrit-il (p.98) ,« (l)e symbole n’est un centre dans le mythe qu’après coup » ; ce qui lui confère un « degré d’unité supérieur » (p.99). Cela est à  rapprocher des références faites aux travaux de Thom : « (...) chez Thom, le centre comme tel demeure obscur à toute pénétration intellectuelle, il est partout manifesté dans la mesure où c’est lui qui attire et modifie toutes les morphologies du monde » rappelle BP (p.146), par ailleurs solidement arrimé à la géométrie guénonienne. Pinchard évoque aussi, après Nicolas de Cues, le Possespace « ou puissance de recentration de l’espace, (qui) sera la loi générale de l’espace symbolique » (p.14).

[9] A l’instar de Béatrice, « un monde n’est (...) intéressant pour un sujet en général que si la masse de sa présence se dédouble en deux issues virtuelles, toujours présentes par paires de contraires en conflit » écrit BP (pp.100-101).

[10]Voilà un bon exemple d’autoréférence quand Pinchard écrit (p.34) que « (...) en nous il y a plus qu’une opposition du dedans et du dehors. Il y a plutôt une faculté de commencer sans fin depuis le dedans vers le dehors ». Dans le même ordre d’idées, on peut lire : « Tout livre ne s’ouvre que sur des pages doubles. (...) En son principe, l’Etendue mythologique est donc, premièrement clivée sur un mode rythmique et alternatif ; deuxièmement, elle est traversée de flux propagatifs qui ne sont que l’extension de sa propre source vibratoire » (BP, p.103).

Cette rencontre avec l’autoréférence transparaît dans le sentiment qu’un point fixe aveugle coiffe le principe d’identité aristotélicien où un substrat  s’entend par rapport à un substrat contraire : « nous substituons une ontologie vibratoire, où toute substance occupe en même temps deux positions et plus généralement l’espace variationnel de ses contraires » (PB, p.101). Tout se passe comme si c’est le point fixe aveugle de la vibration de soi à soi qui peut résonner  avec le monde, était la résonance aveugle qui fait découvrir le monde dont le Livre est l’écho adéquat.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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