Rédigée par G.LEBRET sur l'ouvrage de DUPUY Jean-Pierre : |
« Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain » Edition du Seuil, Paris,2002, 219 p. |
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Quen est-il aujourdhui des dangers de notre temps ?
Le cadre critique est abordé ici à partir de lapproche de lenvironnement, dont Dupuy estime que trop souvent « la pensée de (cet) environnement se réduit pour lessentiel à léconomie de lenvironnement » (p.19).
Face à une vision aussi réductrice, lauteur va montrer les limites concrètes et rationnelles du conséquentialisme selon lequel, conformément à un modèle de lecture strictement diachronique des objets, il a pu sélaborer un principe de précaution fondé sur une rationalité procédurale où le calcul du risque implique des inductions par prolongement dans le probable des faits connus ou pensés ; ce qui implique que le présent puisse être décrit en vue de prévoir le futur de façon satisfaisante. Or, souligne JPD, « la rationalité procédurale a du bon, sauf lorsquelle se construit au prix du renoncement à toute rationalité substantielle » (p.21). Voilà qui pose le problème de prise en considération du rapport du futur à lincertitude et à la catastrophe envisageable, et implique une attitude critique au regard du « projet technicien ».
Si le cadre positiviste à causalisme linéaire ne résiste pas à une vision plus complexe de lhomme et du monde, Dupuy qui est toujours soucieux duniversalité[1], va sappuyer sur les modèles de léconomie, pour « la recherche dune éthique à notre situation présente (qui) implique un bouleversement des projets philosophiques du calcul économique » (p.20). Ainsi, dans le cadre de cette nouvelle modernité « source de malheur redouté »[2], doit-on mettre « en même temps le mal (comme) moyen de lempêcher à loccasion » (p.29), et fonder limpérieuse nécessité de mobiliser le savoir plutôt que den faire le déni.
Dans une telle démarche, les bases philosophiques imposent une gestion rationnelle du sacrifice et un esprit de détour, afin de vaincre les obstacles à la rationalité ordinaire[3] qui bloquent les changements de perspective et favorisent des pratiques à forte inertie ; ce qui est source de contre-productivité.
Comment des hommes de notre temps peuvent-ils se laisser enfermer dans de telles conceptions contre-productives ?
l faut voir là un paradoxe selon lequel, dans les sociétés
modernes, un haut degré de sécurité vécu
conjointement avec lappartenance à une société
à risques, veut que les risques soient pensés indépendamment
du destin. Tout semble se passer alors comme si, sous linfluence dun
mythe de sa toute puissance, lhomme (Prométhée ou
démiurge) se bloquait dans une voie linéaire selon laquelle
sa capacité de décrypter le présent lui donnerait le
pouvoir de maîtriser les risques du futur.
Se situant dans une perspective épistémologique, lauteur fait une critique du piège essentialiste : comme si les phénomènes techniques disposaient dune autonomisation progressive en dehors de leurs conditions démergence (p.68). En face de cette conception, la modélisation complexe de Dupuy - chez qui « limagination mathématique (tient) lieu de poésie » -, sappuie largement sur le paradigme issu des travaux de Von Foerster, selon lesquels si un système biocognitif vivant et autonome échappe facilement aux prévisions extérieures à son endroit, il risque de ne pas maîtriser cette autonomie de lintérieur si les liens qui la structurent saturent le système de façon uniformisante et le surdéterminent cognitivement[4]. Cest en prenant en compte la fatalité, la responsabilité et en opérant un véritable retour au tragique que Dupuy peut « plaider en faveur dune interprétation fataliste des maux », sachant que « le mal (équivaut) à la fatalité mais aussi au remède » puisquil est censé être contenu (inclus et tenu) par le bien selon Dumont qui sert ici de référence.
En définitive, ce que lon peut reconnaître comme la place faite au catastrophisme (principe de précaution) qui vise à éviter la catastrophe (mutualy assured destruction : MAD), nempêche pa lauteur dassigner à son travail le « but de montrer que lon peut au contraire construire un catastrophisme cohérent et conforme à la raison la plus exigeante » (p.81). Pour ce faire, la nouvelle théorie développée ici, selon une « heuristique de la peur » (Jonas) prend en compte la catastrophe et fait de son inévitabilité, la source de conduites prudentes par délibération sur des situations ouvertes. Cela équivaut aux choix dune option qui minimise le dommage maximal (minimax)[5], si bien que la précaution est aux risques potentiels ce que la prévention est aux risques avérés. Doù il résulte le développement et la mise en oeuvre dun principe de responsabilité qui donne priorité à léthique[6] sur la politique et qui prend appui sur la métaphysique fondée sur une rationalité où lhomme a la possibilité dappuyer une position catastrophiste (scénario du pire) « sur un socle plus solide et universel » (p.123).
Il sagit donc non seulement de penser la catastrophe, mais également de se familiariser avec elle, car elle « a ceci de terrible que non seulement on ne croit pas quelle va se produire alors même quon a toutes les raisons de savoir quelle va se produire, mais quune fois quelle sest produite, elle apparaît comme relevant de lordre normal des choses » (pp.84-85). Cette conception du rapport au danger aboutit à une modélisation où cohabitent linévitabilité de la catastrophe et la part dincertitude ressentie à son endroit, sachant que sa «complexité (...) implique sa non maîtrise » (p.135). Dupuy a le sentiment davoir affaire au monstre de lincertitude « qui nest ni épistémique (elle nest pas dans la tête du sujet connaissant), ni probabilisable (bien quobjective, elle nest pas réductible à la statistique[7]) » (p.136). Dans ces conditions, il importe de recourir au capital propre à la fortune morale qui est la clé de ce livre, car il est encore temps de faire quelque chose sachant que « nous avons maintenant tous les éléments pour réunir lanalyse du voile de lignorance et celle de (cette) fortune morale ». Doù il résulte que lon ne peut juger que sur la base de ce que lon saura quand le devenir sera advenu. JPD fonde ainsi une démarche d« anticipation de la rétroactivité du jugement » (p.127). En ayant foi en un savoir qui nest pas là, on en vient à « reconnaître lignorance (qui) devient (...) lautre versant de lobligation de savoir et cette reconnaissance devient aussi une partie de léthique qui doit enseigner le contrôle de soi toujours plus nécessaire de notre pouvoir excessif » (p.131).
Cest à partir de ces réflexions quémerge lindispensable principe métaphysique selon lequel on doit apprécier la réalité du futur des événements et savoir contourner lobstacle quils constituent en rendant lavenir inéluctable, car cest « avant de se produire une catastrophe inéluctable peut ne pas se produire » et que « cest dans cet intervalle que se glisse notre liberté [8]» (p.165). Un tel support conceptuel invite aussi à se départir du mauvais génie de la précaution selon lequel « les agents préfèrent disposer de probabilités objectives plutôt que davoir à les formuler subjectivement sur la base dinformations insuffisantes » (p.113). Ainsi convient-il dapprendre à gérer une révélation rétroactive de lavenir au présent tel quil peut être et advenir selon une sorte dapocalypse de lapocalypse.
Ces bases théoriques fondent lunivers métaphysique grâce auquel Jean-Pierre Dupuy détermine une stratégie « faisant de lavenir le contemporain du présent » qui permet de raisonner « la condamnation du temps à mort » selon une démarche rationnelle de déduction formelle » (p.166).
Condamnation du temps à mort dans un ouvrage qui me paraît entièrement consacré à la gestion du temps par lhomme ? On peut trouver ici une contradiction vis-à-vis de laquelle, me semble-t-il, Henri Bergson, déjà sollicité par JPD, avait fourni le cadre conceptuel plus vaste qui aide à la dépasser. Il importe alors denvisager la cognition non plus de façon purement « intellectuelle » mais plutôt « intuitive ». On se situe ainsi dans lunivers dune durée. Cette sorte de multiplicité qualitative du virtuel par actualisation subjective « élargit » continûment le temps, au lieu de le détruire, selon un synchronisme ouvert. Seule la diachronie est « morte » en subissant le contrecoup dune démarche mentale simple de « renversabilité »[9], qui nest pas celle de la réversibilité visée par Dupuy.
Sinscrire dans une extension de la durée comme dans une topique douverture, a contrario dune topique close de diachronies renversables, invite à sarrêter sur les champs cognitifs dans lesquels ces deux sortes de temporalités sinscrivent. On conçoit aisément que celui de la topique close constitue une intrusion brutale dans le domaine dimages propres à un déjà-là supposé connu. Ici, se développent des représentations imagées plus ou moins affinées et empreintes de limitation (anticipée ou non) dun monde supposé défini et présentant des frontières qui bornent les investigations.
Il en va tout autrement des investigations intuitives qui sinscrivent dans la durée. Le monde quelles investissent est celui de limaginaire, mis dun imaginaire sans images. Dans cette perspective nouvelle, le sujet connaissant investit une entité ouverte bornée par des limites qui ont la particularité de pouvoir se prolonger indéfiniment, au gré de la fantaisie et de la raison prolongée. En effet, ici, lespace comme le temps ne sont plus simplement des découpages dans le réel extérieur, observable et transcendant, ils participent dune réalité construite par le sujet.
Avec cet imaginaire est dépassée cognitivement une dépendance causale qui, même inversée rétrospectivement « en un temps du projet », néchappe pas au risque de contreproduction par un jeu danticipation /réaction. Même inscrite dans « la métaphysique du temps du projet », elle risque de demeurer dans lordre de la représentation, au point que la coordination sy réaliserait sur une image de lavenir (ou une suite dimages faisant scénario) capable dassurer le bouclage entre une production causale de lavenir et son anticipation autoréalisatrice.
Concrètement, la perspective qui prend en compte limaginaire me paraît nécessaire ici, à la fois pour gérer une hypothétique indépendance contrefactuelle des actions et pour assurer une adhésion cognitive des individus, en sappuyant sur des ressources fécondes de leur esprit. Il importe en effet, de sortir des jeux clos de la raison pour admettre que, comme cela se passe dans limaginaire on doit, poétiquement, savoir recourir à des raisonnements souples selon la « mouvance » continue de lintuition dans la durée. Ici, le sujet peut suspendre lagir, le quêter dans son univers potentiel et y piocher des mythes, ces récits enchevêtrés qui incluent le mythographe.
Si je me suis autorisé à mengager fermement dans cette direction où le sujet sollicite son imaginaire plutôt que son système de représentations[10], cest je me suis souvenu dun mémoire de recherche de fin de deuxième cycle que jai dirigé il y a une douzaine dannées[11]. Lauteur, Monsieur Parouty dût accomplir un gros travail méthodologique pour parvenir à recueillir du corpus auprès des personnels des centrales nucléaires confrontés en permanence au risque dincidents. En finissant par vaincre leurs blocages, il saperçut, que même bien formés aux stratégies instituées, ils conservaient langoisse de la catastrophe ; ce qui inhibait leur discours. Il parvint à le libérer seulement quand il leur demanda dinvestir des mythes et de prolonger leurs récits pour exprimer des issues assumables.
Dans ce cas précis, tout semble donc sêtre passé comme sil avait fallu sortir de lunivers des représentations à vocation « algorithmisable », et investir celui de limaginaire riche dautoréférenciation, pour que le sujet puisse sexprimer à son compte sur des contenus qui le concernaient et faisaient sens pour lui.
Tout ce complexe cognitif esquissé débouche socialement sur quelques interrogations majeures : que faire pragmatiquement de ce « catastrophisme éclairé » ? Ou plutôt comment contribuer à en assurer la promotion qui concerne chaque citoyen ? La société peut-elle sen désintéresser ? Si elle doit assurer la formation des individus, pourra-t-elle négliger les instances de la connaissance qui impliquent la poétique de chaque individu afin que sa vie le familiarise avec sa mort, cette catastrophe certaine, et quil apprenne ainsi à vivre mieux, cest-à-dire aussi de manière plus responsable ?
Georges LERBET
voir une note de lecture disponible sur le site www.cgm.org
Cela pose le problème de linvention dune norme ; doù le rapport au monde pris au sens large « qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à léchelle de lhumanité ».
[2] Citant Dumont, Dupuy rappelle que « (l)e bien doit contenir le mal tout en étant son contraire » (p.33) ; ce qui signifie lenglober et le mettre en échec.
[3]
Chez lutilitariste, léthique déontologique
associée au conséquentialisme contient le sacrifice, remarque
Dupuy.
[4]
Nous avons affaire au fait que, dans lautoréalisation, on
confère subrepticement une place prépondérante à
limitation reproductrice ; comme si
l« auto-extériosation » réalisatrice
faisait léconomie de lassimilation du monde et de
lautoréférence de soi.
[5] Lhypothèse conditionnelle est celle de la sélection des situations du pire acceptables (minimax) sappuyant sur une « théorie de la décision en incertitude » (p.83).
[6] Il sagit de lassomption du tri et du risque (cf. p.125).
[7] En statistiques, le fait que lon prouve p nimplique pas que lon prouve non-p.
[8] Prenant lexemple de la dissuasion nucléaire, Dupuy rappelle que si elle marche, cest que la probabilité e quelle ne marche pas nest pas nulle. Ainsi la probabilité quelle marche (1-e) diffère-t-elle de 1 ; ce qui signifie que e soit différent de zéro. En effet, dans le cas où e serait égal à 0, il y aurait discontinuité liée à loeuvre dun principe dindétermination (ce point fixe marquant la superposition de deux états quantiques). On remarquera que, dans limaginaire, on peut reconnaître conjointement temps dévitement de e : celui de la catastrophe et celui de sa non-occurrence.
[9] Jentends par là, après Piaget, une image du temps qui en remplace une autre : à celle du présent se voit substituer celle de lavenir catastrophique, et à cette dernière peut se substituer de nouveau la précédente, sans quil sagisse dune pré correction de transformations comme dans la réversibilité opératoire élargie.
[10] Il me semble que limaginaire détruit la dichotomie certain/incertain. Ici, lincertain peut être certain alors que la représentation ne peut y croire, puisquelle renvoie à univers clos et que celui hors delle-même est un ensemble vide.
[11] Expérience et danger. Le risque en centrale nucléaire, par Francis Parouty, Université de Tours, 1990.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003