Rédigée par JLM sur l'ouvrage de GERARD Christian & GILLIER Jean-Philippe (Coord.) : |
« Se former par la recherche en alternance » Ed. LHarmattan, 2002,ISBN 2-7475-1923-6, 274 pages |
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Cette partition se déroule comme un véritable hommage à l'entreprise de formation qui produit et met à disposition, via les méthodes singulières de recherche, les ferments re-générateurs d'une auto-hétéro-éco construction de soi. Il est bien en permanence ici question du sujet, de chaque sujet qui se forme dans l'expérience de la rencontre avec d'autres Ego s'altérant et se dés-altérant à la source de l'altérité; altérité recherchée, reconnue, perdue, et "finalement"(provisoirement) assumée dans son impossible saisie absolue. Le fil conducteur (et constructeur dans sa capacité à faire retour pour boucler et réaffermir le chemin parcouru) qui relie entre eux les différents témoins passeurs, passant, passés par cette expérience, est la question du sens, à chercher, à former, tout au long de ces histoires de formation du sujet.
Raymonde Lumineau communique la mise en uvre d'une formation par la recherche en Bac professionnel dans le cadre d'une MFR (établissement de formation Maison Familiale Rurale), qui accompagne des projets d'éducation et de formation personnelle en instaurant un processus de professionnalisation et d'autonomie de la personne par le biais d'une production de savoir. Ce dispositif d'alternance intégrative s'inspirant des méthodes actives et des principes fondateurs des pédagogies de l'Ecole Nouvelle fait émerger une réflexion et des stratégies singulières de problématisation de l'expérience professionnelle. Au delà, cette approche, s'inscrit dans le paradigme de la complexité, prenant en compte le contexte global de l'expérience de vie à travers laquelle le sujet gagne en auto-organisation et en auto-référentialité par la relation entre lui et le maître d'apprentissage. L'engagement des différents acteurs partenaires du projet de l'apprenti, maîtres d'apprentissage ( parents, entreprises, tuteurs) suppose qu'ils se départissent de l'illusion de maîtrise qui connote leur fonction de transmetteur de savoir de telle sorte que le sujet lui-même s'approprie une posture dynamique d'acteur/auteur à part entière, développant des stratégies personnelles de formation en contextualisant et décontextualisant le savoir expérientiel ainsi produit par les recherches-actions entreprises.
Jean-Philippe Gillier prend le relais de l'interrogation finale de Raymonde Lumineau pour ouvrir sur la problématique de l'accompagnement et questionner l'évaluation des compétences professionnelles dans la formation BTS (Economie Sociale et Familiale) en MFR. Distinguant performance et compétence, objet et relation, JP Gillier montre que les compétences comme les relations n'ont pas "d'existence objective" et ne peuvent être abordées que pragmatiquement dans la représentation qu'en ont les sujets. Ce qui l'amène à interroger la pertinence de leur évaluation, lorsque celle-ci s'inscrit dans une démarche de contrôle s'appuyant sur un référentiel posant une exigence de "conformité au modèle" qui ne peut rendre compte de l'évaluation du sens construit par le sujet. Il préconise le partage du "pouvoir d'évaluer", par le biais d'une double notation lors de l'examen, au même titre que le partage du "pouvoir de former" qu'implique la logique du double accompagnement (tuteur professionnel et formateur) posture paradoxale "entre souplesse et rigueur". Ainsi "ouvrir les grilles" pour permettre d'intégrer la dimension autoréférentielle de "l'évaluation de son faire par l'accompagné", c'est rétablir la valeur d'usage (et pas seulement la valeur d'échange) du concept de compétence comme construction sociale s'inscrivant "dans un après à reconnaître", la qualification relevant du "contenu reconnu" comme processus d'habilitation à la compétence. En effet, c'est en forgeant qu'on devient forgeron nous rappelle Gillier pour insister sur le rôle primordial de l'accompagnement: faciliter une production de soi du sujet-se-formant dans sa capacité à "s'autoriser à mobiliser des valeurs d'usage qui relèvent d'une praxis"(p82)
En ouverture de la deuxième partie Christian Gérard , se référant au paradigme de la complexité dans le sillage des travaux de Morin, Le Moigne et Lerbet en sciences des systèmes et de la cognition , présente une théorisation de son expérience d'accompagnement dans le cadre du module "Problématique et Méthodologie de la recherche" en DESS. Il montre comment une méthodologie de l'accompagnement prend en compte une triple dimension, éthique, méthodologique et gnoséologique pendant l'aventure heuristique de problématisation au cours de laquelle le sujet est invité à conjecturer plutôt qu'à résoudre une problématique. Cette démarche vise la construction de l'identité personnelle en s'appuyant sur l'action de modéliser qui représente pour Christian Gérard "la cheville ouvrière des processus de production de savoir"(p89)
Cécile Boivin témoigne de son expérience de recherche en DESS sur "la construction des relations partenariales dans les formations en alternance". Elle rend compte des doutes, des tatônnements, des impasses méthodologiques qui ont ponctué son expérience, ainsi que de la saisie des opportunités au détour d'une rencontre, d'un échange, qui amène à un "renversement du mode de construction de l'objet" et favorise le dégagement du sujet chercheur impliqué et collé à son objet de recherche.
Nadia Geoffroy a entrepris une recherche (qu'elle qualifie après coup d'existentielle) pour tenter de comprendre le processus d'engagement en formation. Elle aussi témoigne du tatônnement méthodologique à travers diverses tentatives d'élaboration de grilles d'analyses d'entretiens dépourvues de sens pour elle jusqu'à ce qu'elle "s'autorise" à mettre en lien sa recherche avec sa propre existence personnelle, via la démarche d'écriture, pour chercher à "se comprendre du dedans", et opérer un retour et un changement de regard sur ces paroles recueillies, en composant simultanément "histoire et genèse d'une recherche".
Pour Corinne Le Lepvrier, la recherche c'est "un voyage, ou partir et revenir", au cours duquel le (re)chercheur à la quête de sa propre trace devra "rompre avec soi-même et "se continuer" en construisant et déconstruisant lui-même les conditions de sa propre re-naissance et re-connaissance, accompagné par le désir de transgresser les modèles de référence (méthodologiques, théoriques, pratiques) et l'angoisse de la prise de responsabilité à penser autrement. Elle montre comment le travail de l'écriture constitue "le coût de l'aventure" pour se construire une nouvelle forme identitaire communicable et compréhensible par d'autres que soi. C'est un lieu de souffrance pour le chercheur qui doit assumer conjointement singularité et conformité, deuil et désir de changement à travers la "désorganisation intellectuelle et identitaire" que produit cette démarche de quête de sens. Revenue de ce voyage "d'itinérance complexe" remplie de sens à remettre en jeu dans de nouvelles aventures pour/par d'autres et pour/par soi, elle peut alors se saisir de cette forme si vo-lumineuse: "Accroître le volume de sens que nous prêtons à un objet du monde, c'est aussi accroître le volume que nous nous accordons à nous-même"(p160) et repenser (repartir en voyage) une éthique de l'accompagnement dans sa conduite interpellatrice complexe d'auto-hétéro-éco référentialité.
Dans la dernière partie, C.Gérard et J.P Gillier reprennent les hiérarchies enchevêtrées de J.P Dupuy pour modéliser le paradoxe de la formation par la recherche en alternance, en tension entre pragmatique de la problématisation (vers un problème "à construire") et praxéologie de la problémation (vers un problème "à résoudre"). La modélisation de C.Gérard "enfle" en complexité au fur et à mesure où elle se creuse en "zoomant" et "focalisant" (Cf C. LeLepvrier) sur les méta-processus bio-cognitifs à l'uvre(processus d'exploration, de cristallisation, de conceptualisation modélisante et de corroboration au modèle déjà-là; virtualité résolvante et présentialité problématisante). On est parfois pris de vertige dans les méandres de cette modélisation dont on peut regretter que les niveaux de complexité représentés sur un mode plan, ne puissent rendre compte par une représentation graphique plus en forme et en volume du "creuset" si souvent évoqué dans cette pensée. Néanmoins, laissant une trace ombrée des faces invisibles de "l'iceberg cognitif" qu'il cherche à conjecturer, soit une méta-pragmatique de l'autoformation, nous entendons en écho à cette remarque le propos de C.Gérard: "En produisant du sens pour soi, nous produisons (modestement) du sens pour autrui"(p206) ce qui importe alors c'est "le fait que cette action délibérée nourrisse une intentionnalité à modéliser". C'est ici en effet J.P Gillier entre en résonance avec la modélisation de C. Gérard. S'appuyant sur les travaux de M Stroobants, il distingue le "versant interne" de la compétence (dimension pragmatique du potentiel du sujet) et son "versant externe" (perspective praxéologique, plus objective), pour dégager trois niveaux: un premier de l'ordre de la performance dont l'organisation de la formation laisse peu d'initiative au sujet qui se forme; un deuxième qui intègre une part d'actorialité plus importante tout en restant proche d'une dynamique de résolution de problème et un troisième niveau, qui intègre la dimension auto-hétéro-écoréférentielle du sujet "son système de valeurs et de ses sensibilités personnelles au contexte humain et matériel du moment." (p239) Ainsi la compétence de même que la formation du sujet par la recherche en alternance prend progressivement sa forme de "rationalité paradoxale" étant à la fois processus et résultat.
L'ensemble de ces contributions illustre combien et comment la dimension paradoxale qui accompagne et donne forme à ces productions de savoirs autant qu'à leurs auteurs/acteurs/producteurs joue en permanence de sa puissance versatile pour faire émerger la face visible de la complexité et laisser deviner, suggérer ou entr'apercevoir son versant occulte. Et c'est précisément dans ces détours et retours d'alternance du sujet aux prises avec son objet de recherche, de pratique, de connaissance, que se forment des sujets compétents à saisir les opportunités "de fabriquer du lien, de tresser du sens", s'étant formés à l'épreuve de l'éprouvé par la pragmatique de la problématisation enchevêtrée avec la praxéologie de la problémation. Ce livre est stimulant pour repenser les pratiques de formation à l'articulation du personnel et du social, à destination des praticiens et/ou chercheurs de/par l'alternance concernés par les pratiques d'accompagnement en formation dans le travail social, l'éducation, et de manière plus générale dans tous les métiers de la relation humaine. Il est également une source de références théoriques dans les champs de l'épistémologie constructiviste de la complexité, des sciences des systèmes et de la cognition, de l'autoformation.
Véronique Carmé,
Fiche mise en ligne le 12/02/2003