Rédigée par Philippe Boudon sur l'ouvrage de RAYNAUD Dominique : |
« Cinq essais sur l'architecture, études sur la conception de projets de l'atelier Zö, Scarpa, Le Corbusier, Pei » Ed. L'Harmattan, Paris, 2002, 240 p. 2-7475-2624-0 |
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Ni les anthropologues ni les architecturologues ne seront déçus par la lecture de Cinq essais sur l'architecture, livre important à mes yeux, qui met au premier rang le souci d'hybridation scientifique qui est celui de son auteur. Hybridation entre anthropologie et architecture ou entre anthropologie et architecturologie ? La première phrase de l'ouvrage le place " sous le signe d'une hybridation de connaissances entre architecture et anthropologie " Mais la question reste ouverte car les deux termes sont employés ici ou là par Dominique Raynaud (p 60 par exemple). De facto, c'est l'architecturologie que D. Raynaud sollicite au titre du modèle architecturologique, même s'il va chercher chez les archtiectes les cas qu'il analyse : le Corbusier, Scarpa, Pei etc. Cette question vaut d'être posée si l'on veut préciser le sens épistémologique d' " hybridation ". Car la fameuse phrase de Valéry : " l'architecture devient notre exemple " mais un exemple dans le fond méconnu (" communément l'architecture est méconnue ") ne peut s'hybrider que suivant la médiation de quelque modèle ou modélisation. De même que " le problème intéressant " que constitue l'architecture selon Herbert Simon pour l'étude de la conception ne peut être formulé comme problème que via une modélisation.
En d'autres termes il n'est pas acquis que la conception architecturale nous livre l'architecture de la conception : un modèle théorique de celle-là est d'abord requis. Or l'hybridation travaillée par D. Raynaud m'apparaît bien aller de discipline à discipline, plutôt que de discipline à pratique et l'hésitation en question n'est sans doute qu'hésitation d'écriture. Car c'est avec une grande exigence épistémologique que l'auteur examine les possibilité d'hybridation de disciplines à partir d'une distinction entre théorie (T), hypothèse (H), méthode (M) ainsi que réponses (R) apportées et en examine les conditions. Il donne alors un certain nombre d'exemples d'hybridations réussies attestant de l'intérêt que peut présenter à ses yeux tel cas d'étude anthropologique, pour l'architecture, ou pour l'architecturologie. Les conditions d'hybridation formulées au chapitre 1 par l'auteur nous éloignent heureusement des discours de " transdisciplinarité ", de " transport ", d' " échange ", de " randonnée " et de " traversée " qu'il critique, à commencer chez Michel Serres, notions vagues qui jouent particulièrement en architecture, domaine dans lequel on tend à ériger en norme le caractère nomade des concepts, sans doute du fait de cette volonté paradoxale de tenir l'architecture pour une discipline alors même qu'elle est soumise à une hétérogénéité tant historique que pragmatique qui ne fait que s'amplifier depuis Vitruve !
L'intérêt qu'il suggère de trouver à tel ou tel résultat anthropologique n'est de ce fait pas de même nature selon que le bénéfice est supposé pour l'architecture ou pour l'architecturologie. La distinction de l'ordre de la conception de l'architecture et de celui de sa réception se trouve certes confortée par le dossier examiné dans le chapitre 2 au titre des représentations architecturales mais la conception ayant valeur de postulat posé a priori par l'architecturologie ne se trouve pas là vraiment assistée : la constatation que les rails de chemin de fer convergent n'est d'aucune aide pour la géométrie et a même pu constituer un obstacle au développement des géométries. Pourtant, en tant qu'architecte ici, et plus largement en tant que lecteur, on ne peut que se réjouir de la clarté avec laquelle D. Raynaud critique l'hypothèse d'un code de communication en architecture (explicitement ou implicitement présente chez B. Zevi chez Ch. Jencks, chez U. Eco ou chez J. Summerson) au profit d'une " communication inférentielle " à partir de laquelle il rend manifeste la disjonction entre les inférences qui sont de l'ordre de la perception et celles qui concernent la conception.
La récurrente incompréhension de l'architecture par le public invoquée par les architectes trouve là un véritable éclairage. Mais insensiblement le terrain de l'architecture est délaissé, chapitre 3 et suivants au profit de celui de l'architecturologie avec des exemples parfois d'autant plus stimulants que, bien qu'éloignés de l'architecture, ils touchent au plus près l'architecturologie. Passant des représentations de la perception à celles qui concernent la conception, D. Raynaud pose la question du maintien de traits sémantiques d'un modèle à travers les transformations qu'il subit. L'usage des " échelles architecturologiques " pour rendre compte de l'évolution de l'écriture chinoise à travers des " défigurations successives " confirme qu'il serait erroné de tenir les objets architecturaux pour l'objet scientifique de l'architecturologie. L'objet de celle-ci étant la conception (architecturale) on comprend que les transformations de l'écriture puissent être sujet d'un examen outillé par l'architecturologie, extension de l'" architectural " si l'on veut qui n'aurait pas été contestée par un Le Corbusier qui voyait bien, comme il l'a écrit dans Le Modulor, de l'architecture dans la typographie. Le domaine graphique en tant que domaine de conception est bien un sous-ensemble du domaine des objets de l'architecturologie, même si l'architecture n'étant pas que figurative ne peut se réduire à celle-ci. Mais quel que soit l'aspect véritablement séduisant de la description architecturologique fournie par l'auteur des évolutions de l'écriture chinoise, plus important encore est la question proprement architecturologique qu'il pose et qui la sous-tend : celle de la " stabilité des représentations-sources qui sont transformées par les échelles architecturologiques ". La notion de " schème " depuis longtemps travaillée par D. Raynaud (cf. Architectures comparées, Parenthèses, Maseille,1998) se voit conférer un rôle dans la conception, celui de " trait sémantique pertinent " visant à " conserver la configuration minimale du modèle à construire ". Ce faisant il s'agit d'un apport certain au modèle théorique de l'architecturologie, permettant d'identifier, au côté des actes de transformations du modèle-source selon les échelles architecturologiques des " actes de stabilisation selon des schèmes caractéristiques " (p 176). Peut-être y a-t-il là une voie pour rendre compte de cette diversité de modèles qu'avaient repérée Françoise Schatz et Stanislas Fiszer (1991) et d'introduire dans cette variété un outil de distinction qui semble s'imposer. Le modèle architecturologique s'en trouve enrichi. Une note de lecture ne peut faire le tour exhaustif d'un ouvrage qui apporte aussi son lot de questions. J'en indiquerai ici quelques unes. L'accentuation du caractère " défigurant " des échelles donne au terme de " figure " un poids qui est peut-être excessif et qui renverrait en tout cas à la nécessité d'un examen plus approfondi de ce qui se loge sous le terme d'iconicité dans l'ouvrage. L'auteur a bien senti le problème que pose la thèse paradoxale de la non figurativité de l'architecture (p. 178). Sans doute n'est-ce pas par hasard que les exemples choisis comportent tous au départ une ou des représentations-sources particulièrement symboliques : la " Pyramide " du Louvre (version " antiquités égyptiennes " ou version " jardin à la française "), la " Voie lactée " de Ronchamp, le " pilier-papyrus " ou la maison " Célacanthe ", exemples que subsumerait le concept architecturologique de modèle symbolique formel.
Mais que dire, pour prendre un cas de nature différente, de l'Institut du Monde Arabe dont la figure en tant que représentation-source ne se donne pas avec autant d'évidence qu'un célacanthe et qui a conduit à forger le concept de " parti architecturologique ", différent de celui de " parti architectural ", ce dernier étant comme l'écrit justement l'auteur, à l'origine d'une seconde voie d'étude programmée en architecturologie à côté de celle de l' " échelle " ? En réinvestissant le " modèle " de traits sémantiques, fait-on finalement de l'architecturologie ou de l'anthropologie ? La situation hybride oblige à poser cette question : là où le " modèle " est défini en architecturologie comme " operande d'une opération de répétition " c'est-à-dire procédant d'une définition formelle, le fait d'y discerner des traits sémantiques a une valeur anthropologie (et sociologique, historique, psychologique etc ) indéniable. Pour autant se pose la question de ce qui peut apparaître comme une re-substantialisation d'un terme formel. Dans le même ordre d'idée, l'opposition défiguration/configuration, posée du fait que la " figurativité " est un " problème central pour l'architecture " paraît réduire le modèle architecturologique à un seul aspect iconique certes important, mais qu'à mon sens il dépasse. Il en résulte une accentuation de la fonction " défigurante " des échelles architecturologiques qui est peut-être un trait de certaines d'entre elles mais ne les caractérise pas (ainsi de l'échelle symbolique formelle ou l'échelle de modèle pour n'en prendre que deux).
Deuxième question, après qu'il ait été déclaré p. 172 que le schème ne pouvait être un opérateur " au sens strict ", et qu'il paraissait " réguler l'activité de conception de manière sous-jacente ", l'introduction, en toute fin d'ouvrage, du " schème transitoire " versus le " schème caractéristique ", amené comme un possible opérateur " rapproché de l'échelle " pour ce qu'il " impose une transformation identifiable du modèle architectural servant d'operande ", cette redéfinition ne me semble plus permettre de distinguer ce schème de l'échelle architecturologique alors même que c'est l'opposition entre " défiguration " et " maintien de stabilité de figure " qui me paraît être un apport indéniable de l'hypothèse, à mes yeux majeure, qui sous-tend l'ouvrage. Cette question complexe dont je me suis entretenu avec l'auteur au cours de multiples échanges épistolaires ne paraît encore pas pouvoir être réglée ici et je ne la mentionne que pour mémoire. Si le schème est ce qui maintient et l'échelle ce qui transforme, faire de celui-là un opérateur de transformation me paraît a priori brouiller les concepts forgés jusqu'ici en architecturologie pour décrire la conception architecturale. Il va de soi que tout verbe d'action - tels sont les moyens de répertorier les schèmes - peut être utilisé ici ou là pour rendre compte d'une opération d'un concepteur ( " sortir " l'escalier de Beaubourg en façade par exemple) mais ne perd-on pas ici l'intérêt posé par la question du livre, celle de représentations de départ du concepteur, que le schème, jutement, a le mérite de préciser. Néammoins l'émergence-même de questions touchant la conceptualisation témoigne du travail théorique qui anime la recherche architecturologique. En d'autres termes la conception ne peut se satisfaire d'elle seule pour sa propre connaissance et requiert un travail de conceptualisation, lequel peut s'interpréter comme " conception de concepts " (impliquant donc une fonction métalinguistique sans laquelle il ne saurait y avoir de théorie). Enfin, et cette troisième question est beaucoup plus vaste, la conception est-elle un objet du ressort d'une connaissance empirique, i. e. partant d'observations et considérant que des faits sont susceptibles de valider ou invalider de façon têtue les hypothèses théoriques ou est-elle l'objet d'une connaissance a priori ? il serait présomptueux de répondre ici à cette question mais je m'interrogerai, pour terminer, sur cette phrase de Dominique Raynaud selon laquelle : "les notes sur les projets en cours (des architectes fournissent) les matériaux les plus intéressants pour suivre la réflexion de l'architecte ; mais ce sont aussi les plus difficiles à interpréter ". Il y aurait là de quoi questionner les conditions d'hybridation d'une " génétique de l'architecture " (qui inspire aujourd'hui des chercheurs en architecture récemment convaincus par la génétique des textes qu'il faut étudier la conception) et d'une " architecturologie " La première - certes intéressante et légitime - se pose me semble-t-il sur un mode de connaissance empiriste, la seconde sur un mode de connaissance a priori. Il y là un enjeu, qui, s'il est classique du point de vue de la théorie de la connaissance, n'est pas sans rapport avec l'hypothèse centrale d'" hybridation " de l'ouvrage : peut-on hybrider des domaines inscrits dans des registres si différents ou ne faut-il pas que l'architecturologie devienne empiriste pour que l'hybridation réussisse ? (et faudrait-il envisager plusieurs " architecturologies " ?)
Il serait présomptueux de répondre dans l'immédiat à
toutes les questions que me suggère un ouvrage si consistant. En tout
état de cause il intéressera pour cela, non seulement les
partenaires de possibles hybridations que sont l'architecturologue et
l'anthropologue, mais très certainement l'épistémologue,
enfin libéré des notions si confuses de " transdisciplinarité
" sans pour autant être emprisonné dans la tour d'ivoire de
telle ou telle discipline. Le concept d'hybridation pourrait avoir un
retentissement qui dépasse le domaine de l'architecture. Il conviendrait
toutefois de conserver à l'esprit que si certaines espèces
peuvent produire des hybrides, leurs produits ne sont pas pour autant, eux,
reproducteurs. Aussi la métaphore de l'hybride pourrait encore être
filée en faisant intervenir les termes voisins de métis ou
de bâtard pour mieux différencier ce qui se passe selon que
l'on se propose de croiser :
a/ des disciplines de même ordre (je pense à l'algèbre
et à la géométrie), ou
b/ des disciplines d'ordre différent (je pense à la distinction
empirique/a prioriste, ou si l'on préfère eidétique),
ou
c/ discipline et pratique.
Philippe Boudon
Fiche mise en ligne le 17/02/2003