S'il devient aujourd'hui nécessaire de réordonner la recherche scientifique autour du paradigme de la complexité, alors que cette organisation devrait être si spontanée depuis que la civilisation s'épanouit dans sa "modernité" ouverte par Galilée, Descartes, Leibniz ou Newton, c'est peut-être parce que nous avions collectivement oublié de nous approprier l'oeuvre du plus puissant penseur de la complexité du rapport de l'Homme au Monde ? : fascinant, attachant, étonnant Aristote. Comment cette oeuvre si polyphonique et pourtant toute entière ordonnée par un projet de connaissance consciente, comment ou pourquoi cette oeuvre nous est-elle si peu familière ? Pourquoi irrigue-t-elle si difficilement nos réflexions qu'elles soient spéculatives, techniques, politiques, scientifiques ? Pendant vingt siècles, elle a malgré tant d'obstacles, pénétré et avivé tant de civilisations et de cultures, arabes, latines, byzantines, médiévales, de façon manifestement si fructueuse, si stimulante ! Cette longue - et relative - traversée du désert s'achève sans doute : les monuments que publie l'UNESCO (en Français), sous le titre heureux d"'Aristote aujourd'hui" et de "Penser avec Aristote" (bilan de colloques du 23ème centenaire de sa mort, tenus en 1978), en témoignent. Bien sur, il vaudrait mieux commencer nos méditations par les textes du "maître de ceux qui savent" plutôt que par ceux de ses nombreux et divers exégètes. Mais il faut aujourd'hui que l'on nous aide à le lire dans ses multiples perspectives pour l'insérer dans nos cultures et dans nos controverses. Pour qui cherche à repérer les innombrables ressources de la raison humaine tentant sans relâche de construire du sens, tentant d'exercer son intelligence "qui organise le monde en s'organisant elle-même", Aristote est décidément une source inépuisable. Une pensée profondément transdisciplinaire, qui reconnaît des méthodes de raisonnement sans jamais imposer une méthode, fut-elle celle du syllogisme, qui ne s'enferme dans aucune idéologie (fut-elle platonicienne !), et qui s'aide de toute hypothèse, qui privilégie l'imagination en la respectant assez par une fascinante ascèse intellectuelle, qui se manifeste dans son exercice plus qu'elle ne se décrit dans ses règles. Ne pourrait-on tenir "les Topiques" (qui complète si nécessairement "les Analytiques") pour le premier traité de "Systémique" : le vademecum du dialecticien !

Les érudits, les spécialistes, les gardiens de chapelles académiques qui s'ébrouent dans les pages de ces deux ouvrages sont parfois lassants ou irritants, plus soucieux d'avoir raison que de révéler les "topos" aristotéliciens. Complexité de la pensée complexe, qui ici contraint le lecteur à des efforts de décodages que les éditeurs auraient sans doute pu ou du lui épargner. (Les coquilles typographiques qui demeurent dans la deuxième édition du premier volume sont-elles admissibles ?). Mais ces difficultés sont mineures ou anecdotiques. Il faut "penser avec Aristote" la complexité d"'Aristote aujourd'hui". La moisson est riche tant pour le dialecticien que pour le logicien, le biologiste, le physicien, le psychologue, le politique, ... et surtout peut-être, pour le citoyen.