Rédigée par JLM sur l'ouvrage de CARRILHO Manuel Maria : |
« Rhétoriques de la Modernité » P.U.F. - Paris 1992 - 176 p. |
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"Ce livre se propose d'étre une façon de dire que la crise est terminée" : il s'agit de la crise de la modernité, ou de la philosophie, ou de "la conception de la raison comme faculté souveraine et suprême, capable de suturer ses fissures et d'ordonner le monde" (p.7). Le projet de ce livre est au moins original, à l'heure ou chacun se croit tenu d'annoncer ou de dénoncer "la crise" (de la démocratie, de l'économie, de la morale, de la science, etc...) enfin un chercheur qui nous déclare que l'une de ces crises -sans doute la plus "importante", celle "du bon usage de la raison" - est terminée ! "Façon de dire", sans doute, mais les occasions d'optimisme sont trop rares pour qu'on s'en prive ! D'autant plus que cette conclusion d'apparence paradoxale est fort soigneusement argumentée par un large balayage des discours contemporains sur les philosophies de la rationalité (bien qu'il manque nombre d'autres arguments qui corroboreraient aisément la thèse, que développent par exemple H.A. Simon, J. Piaget ou E. Morin). Si soigneusement argumentée qu'elle a, pour l'essentiel "emporté ma conviction". Etais-je"convaincu d'avance" ? Il est alors précieux de recevoir quelques solides renforts...pour le cas où... !
La thèse pourtant est ambitieuse "Le fait est que la sortie de la crise - et de l'immense parasitage théorique qui l'accompagne, multipliant les figures de l'impasse et de la clôture - n'est possible que par l'abandon de la logique qui l'a produite ; et plus particulièrement des conceptions qui ont fait de la nécessité l'axe majeur de la compréhension du monde, et de l'universalité la norme supérieure de la compréhension du sujet et de la raison" (p.7).
Sans doute craignez-vous que les nombreux défenseurs et promoteurs de cette "logique-qui-a-produit-la crise-et-qui-parasite-son-issue" ne résistent plus durablement que ne semble l'augurer ce brillant philosophe portugais ; je pense aux innombrables volumes que nous infligent les tenants contemporains de la philosophie analytique au nom de la philosophie de l'esprit. Mais l'auteur nous répondra sans doute que c'est une bonne façon de terminer une crise que d'annoncer qu'elle l'est... fut-ce potentiellement, en nous montrant les nouvelles questions que nous allons maintenant avoir à travailler. "La reformulation de l'articulation rhétorique/rationalité ouvre les voies à une révision des moyens, des finalités, et, plus que tout, des problèmes de la philosophie" (p.8). En s'inscrivant dans la ligne de réflexion qui, de S. Toulmin à C. Perelman, a, depuis 1958, contribué à renouveler notre intelligence de l'argumentation entendue comme une action rationnelle, ("La Nouvelle Rhétorique") et en l'élargissant dans le cadre contemporain de la Pragmatique, de la Problèmatisation (M. Meyer) et de la Nouvelle Herméneutique (R. Rorty, "l'Homme Spéculaire"), Manuel M. Carrilho va nous inviter à reconcevoir nos "jeux de rationalités" : sur cette matrice, il va nous inviter à retrouver cette agilité de l'esprit raisonnant, "en quête" (search) du tiers (ou du moyen, disait Aristote). La fécondité heuristique de la raison s'exerçant dans l'exercice pragmatique de l'argumentation, avec le projet conscient de convaincre un auditoire. L'exemple de la puissance heuristique qui constitue depuis vingt ans, le concept de "Paradigme" réactualisé par T.S. Kuhn n'est-il pas convainquant ? que ce concept est confus, s'écrient fort justement, tant de bons logiciens ; confus certes, mais combien d'idées utiles a-t-il, par sa complexité même, suscitées ou rendues possibles. Combien d'autres concepts, plus confus encore, nous sont plus intelligible dès lors que nous y avons fait appel. Et, ce faisant, n'avons nous pas en retour, enrichi notre propre intelligence du concept de "paradigme" ? "(Son) imprécision n'est (elle) pas l'incontournable revers de sa fécondité heuristique" (p. 134).
L'essai de Manuel M. Carrilho est sans doute plus un essai qu'un traité, et ses pages sur la difficulté de l'enseignabilité du raisonnement (depuis le Gorgias) constituent un heureux témoignage de modestie intellectuelle. Il faudra sans doute le critiquer, et plus encore le développer. Mais les sciences de la complexité ont, je crois grand besoin aujourd'hui de cette invitation aux "jeux de la raison".
Fiche mise en ligne le 12/02/2003