Entreprise sans doute unique dans l'histoire de la pensée scientifique que cette monumentale recension de plusieurs milliers d'oeuvres, succinctement commentées dans leurs contextes historiques et culturels, et approximativement reliées les unes aux autres par quelques références croisées. Editeurs et critiques ont tant chanté les louanges de cette entreprise plus ambitieuse encore que celle des fusées ARIANE, que l'on tiendrait pour cuistre quiconque prétendrait lui découvrir d'autres mérites encore. Ces 4 616 pages sont désormais indispensables dans toutes les bibliothèques, et bien des explorations seront ainsi grandement facilitées tant pour l'étudiant que pour le chercheur, tant pour l'enseignant que pour le citoyen.

Ce monument constitue désormais un musée que les générations futures pourront visiter en comprenant mieux les raisons pour lesquelles l'institution philosophique du XXème siècle leur avait dissimulé tant d'arguments que la pensée et l'action des prochains siècles tiendront pour intéressants et peut-étre pour importants. Elles seront sans doute indulgentes pour les nombreuses erreurs quasi typographiques, eu égard au volume de l'oeuvre (le prix Nobel d'H. Simon n'est pas de 1970, mais de 1978 ; Jean Piaget (1896-1980) appartient moins à la période "1889-1939" que Picasso (1881-1973) classé lui dans la période "1939-1990", laquelle inclut d'ailleurs des oeuvres publiées en 1991 et 1992 !). Elles s'étonneront davantage d'omissions ostensibles d'oeuvres notoirement importantes dans la liste - et a fortiori dans la liste commentée - de certains auteurs qui n'ont sans doute pas les faveurs des rédacteurs de 1990 : Léonard de Vinci a certes écrit un Traité de la peinture, mais l'encyclopédie ignore ses Cahiers", l'essentiel de son oeuvre publiée. H.A. Simon a publié quinze ouvrages importants, et non trois (dont deux seulement sont commentés). Jean Piaget a dirigé une monumentale "Encyclopédie épistémologique" (1967) dont il a rédigé un gros tiers, mais ce texte refondateur contemporain des épistémologies constructivistes peut être ignoré comme le sont les tomes III et IV de la Méthode d'Edgar Morin, ou sa Sociologie (1984). Le propos n'est pas ici de critiquer les choix, ni de chercher les oubliés (G.B. Vico, A. Bogdanov ou P. Valéry ne le sont pas, si le sont H. Von Foerster ou A. Newell), mais de prendre acte, en entomologiste, des "attentions" de l'institution philosophique occidentale à la fin du XXème siècle. Institution qu'il faut sûrement féliciter par ailleurs pour son exceptionnel effort d'ouverture aux "pensées asiatiques" et aux "conceptualisations des sociétés traditionnelles", pour la riche indexation par auteur, par oeuvre, par discipline, par doctrine, école et courant de pensée (ne cherchez pas "la pensée complexe" : ce courant n'est pas encore "reconnu", pas plus que ne le sont cybernétique ou systémique !).

Sans doute faudra-t-il consulter souvent ce répertoire des oeuvres philosophiques pour apprendre à décoder et à recoder la réflexion épistémologique par laquelle doit s'exprimer l'intelligence de l'action complexe dans les cultures contemporaines : une difficile et indispensable ascèse intellectuelle dans une culture que les positivismes imprègnent jusqu'à la moelle.

J.L. Le Moigne