Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de TRICOIRE Bruno, MAUGIN Marcelle, ROBERT André :
« Le travail social à l'épreuve des violences modernes »
     Ed. l'Harmattan - Collection Logiques sociales, 1993, 253 pages.

(voir aussi son commentaire dans le Cahier de lectures n°11)

Savons-nous que nous avons "investi les travailleurs sociaux d'une mission ultra-secrète : concilier les inconciliables et soulager la foule des victimes sacrifiées sur l'autel des "équilibres. sociaux" ? Nous le savons, bien sûr, mais je crois que nous n'aimons guère nous en souvenir : peut-on se satisfaire d'un comportement individuel et collectif aussi irrationnel : "concilier les inconciliables" ! Est-il mission plus impossible ?

Ce livre de l'équipe de travailleurs sociaux de Nantes est sans doute le produit le plus exceptionnel - et peut-être le plus important - du "Programme Modélisation de la Complexité" : B. Tricoire et ses collègues avaient rejoint notre réseau dès sa constitution en 1987-88, à l'initiative je crois d'Y. Barel. Ils sont, depuis l'origine, parmi les "militants de base" les plus attentifs, et ils ont su, avec une amicale ténacité, nous faire percevoir parfois les questions "dramatiques" que rencontrent quotidiennement les travailleurs sociaux (quel curieux nom pour un métier !) dans nos sociétés. Questions presque banales : que faire, que dire, en présence de ces détresses affreuses que génèrent l'alcoolisme, le chômage, la drogue, le mépris, la misère, voire la détresse des "sacrifiés"... ? Questions banales mais sans réponses, ni despolitiques, ni des académies ("qui au contraire les métabolisent et les annulent" dit Maria Selvini !). Questions auxquelles il faut pourtant que le travailleur social réponde : il doit faire quelque chose, et ce faire doit être raisonné et raisonnable, à l'épreuve de ces terribles violences, "cette violence incompressible. l'extinction laborieuse d'un foyer ici ouvrant immédiatement d'autres foyers ailleurs".

Questions que notre réflexion collective sur la complexité ne devait pas fuir, aussi tentant que soit le refuge de la recherche scientifique ou de l'académisme : que chercher, qu'enseigner, qui puisse concerner, sinon aider ces "tiers" ou ces "moyens" que sont les travailleurs sociaux ? Allons-nous leur demander encore d'être des "dépanneurs" (selon le mot de Philippe Caillé décrivant la Planète Alpha), sans leur donner le moindre plan sérieux de la machine à dépanner, ni le moindre diagnostic sur "les causes" des pannes ? Que savons-nous faire d'autre ? Peut-on apprendre à devenir questionneur, médiateur ?, Peut-on apprendre à ruser dans un jeu sans règles ? "Comment jouer à un jeu qui interdit d'en connaitre les règles ?"(p.1 69).

"Il faut repartir d'en bas ; les innovations partent d'en bas, elles se frayent leur chemin petit à petit, par mille ruelles" disait aussi M. Selvini (p. 213). C'est, je crois, ce que font B. Tricoire et ses collègues nantais : méditant sur leurs expériences en psychothérapie individuelle et institutionnelle (l'alcoolisme, la violence familiale, etc...), ils vont en irriguer leurs réflexions épistémologiques et leur culture anthropologique, psychiatrique, économique, politique. Dans cet exercice ils vont rencontrer les sciences de la complexité et de l'organisation (E. Morin, G. Bateson, Y. Barel, ...) et la doctrine mimétique dont R. Girard est aujourd'hui le messager le plus éloquent. Doctrine qui les concerne d'autant plus spontanément qu'elle théorise puissamment les insupportables développements de la violence sociale ("La violence et le sacré", 1972 ; "le bouc émissaire, 1982, ...). Postulant- fut-ce provisoirement une "finalité commune" à l'anthropologie girardienne et aux théories de la Complexité, ils vont s'interroger sur "les contributions du travail social à l'exigence d'une vision complexe du monde". Et, de façon convaincante me semble-t-il, ils vont montrer la pertinence de ces contributions.

Si bien que leur livre est aujourd'hui important. Le "premier pas" qu'ils font, de leur expérience vers la recherche, rend légitime sinon facile, le deuxième pas que les chercheurs feront vers l'expérience. N'est-ce pas un défi minimum pour les sciences de la complexité aujourd'hui ? : Si nous nesommes pas capables de rentrer dans les questionnements de la violence sociale tels que nos sociétés les vivent aujourd'hui, à quoi sert notre recherche ? Peut-on s'en tirer en déclarant que cela est hors de nos compétences (voyez donc les sociologues) ? : Non, ces questions sont de la compétence de tous les citoyens et donc de tous les chercheurs, en particulier en sciences de la complexité.

B. Tricoire voudrait sans doute que l'on dépasse vite ce type de plaidoyer : la pertinence de la rencontre de la thèse mimétique de R. Girard et des problématiques de la complexité est-elle contingente, ou importante ? Faut-il reprendre une discussion au tour académique ? Il est vrai que le déterminisme girardien (le fatalisme même) est quelque peu irritant dans son totalitarisme formel. Mais rien ne nous interdit d'inventer mille nouvelles ruses pour nous jouer de la contrainte mimétique, tout comme Léonard de Vinci inventait l'hélicoptère (l'hélice qui monte dans l'air) pour faire "monter plus lourd que l'air". En désacralisant l'hypothèse mimétique nous ne détruisons pas sa fécondité heuristique, et nous activons nos capacités à élaborer des stratégies complexes dans des contextes perçus complexes.

Alors, quelque soient nos disciplines de départ et nos responsabilités d'aujourd'hui, travaillons le livre de B. Tricoire et de ses collègues : pour tester notre propre capacité à ne pas fuir nos questions sur le sens de la recherche.

J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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