Rédigée par JLM sur l'ouvrage de VARELA Francisco avec ROSCH E. et THOMPSON E. : |
« L'inscription corporelle de l'esprit. Sciences cognitives » Sciences cognitives et expérience humaine, Ed. du Seuil, Paris, 1993. |
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Un ouvrage pour sûr dérangeant, écrit par un collectif d'auteurs associant un biologiste, une psychologue cognitiviste et un jeune philosophe ! Traduction française, largement remaniée de "Embodied Mind", cet ouvrage s'adresse prioritairement à des chercheurs en intelligence artificielle et en psychologie cognitive, et plus largement à un public intéressé par les développements théoriques récents et les nouveaux paradigmes proposés dans les sciences cognitives . Il faut dire que ceux-ci reposant sur la fiction du soi interpelleront plus d'un lecteur, ne laissant personne indifférent, suscitant de nombreuses réactions critiques car, en matière d'épistémologie ou plus simplement de vision du monde et de croyance, les évolutions et révolutions sont longues, difficiles et sans doute douloureuses, aussi bien au niveau individuel que collectif. Ainsi, certains lecteurs qualifiés seront tentés de se défendre, en se braquant contre les difficultés de l'entreprise, voire relevant des faiblesses de forme, sans doute dues à l'approche en partie anglo-saxonne de l'ouvrage, notamment dans ses passages référés aux philosophies occidentales, dont l'approximation ou le "relâchement" dans l'expression va profondément heurter les lecteurs français à culture philosophique, qui vont, à tort, y voir une incompétence dans l'ensemble du projet.
Et pourtant l'ouvrage mérite d'être lu et relu, notamment par tous ceux qui s'intéressent aux théories de l'auto-organisation, revues et corrigées par les derniers développements dans les théories des réseaux naturels et artificiels, et tous ceux, encore plus nombreux, qui s'intéressent au développement vivant et à l'émergence de la conscience.
Précisons qu'un des points de départ de l'ouvrage, et un de ses enjeux, reste l'orientation à donner au jourd hui aux modélisations en intelligence artificielle, pour se rapprocher du fonctionnement du vivant et de celui du cerveau en particulier. En prolongement aux réflexions et propositions de chercheurs américains (Minsky, Jackendoff, Edelman...) sur le fonctionnement de l"'esprit" et sur les modélisations pertinentes en intelligence artificielle qui en découlent, l'ouvrage se propose d'aller plus loin dans deux directions :
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tout d'abord en montrant que l'émergence de structures (vivantes ou inertes) est indissociable du couplage "aléatoire" système/environnement qui, dans la flèche du temps, fait émerger (énaction) une nouvelle structure plus complexe, plus intégrée mais toujours interdépendante et donc ne pouvant prétendre à une identité, à un soi (si ce n'est par commodité, à un niveau relatif).
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le deuxième prolongement concerne le rapprochement, et même la circularité entre recherche scientifique et expérience humaine, surtout pour des domaines de recherche portant sur le fonctionnement du cerveau, de l'esprit et de la conscience. S'appuyant, en philosophie occidentale, sur des auteurs issus du courant de la phénoménologie, et essayant de montrer les limites de l'application de leur vision du monde, l'ouvrage propose une ouverture à des philosophies orientales (et notamment à l'approche de la vacuité du mouvement Madhyamika Bouddhiste) pour d'une part en montrer la convergence épistémologique sur la fiction du concept de soi, sur l'interdépendance des phénomènes et leur co-émergence dans la relativité de l'espace-temps, et pour d'autre part proposer au lecteur un approfondissement de l'expérience personnelle dans une conscience/présence plus aiguë, voire même des expériences méditatives. C'est sans doute à ce stade que le lecteur, fusse-t-il biologiste ou informaticien, se sentira bousculé dans ses références et dans ses projets !
Mais se transformer, changer sa vision du monde, en faire émerger une nouvelle, requiert forcément des rencontres avec du différent, du nouveau, tout en gardant ses capacités critiques. Pour chaque lecteur la navigation sera différente, fonction de ses références antérieurs, de ses crispations épistémologiques, et de ses capacités d'ouverture à l'essentiel, même dérangeant (et à ses capacités d'indulgence sur la forme, surtout ici philosophique).
Jeanne Mallet (avril 93)
Fiche mise en ligne le 12/02/2003