Rédigée par JLM sur l'ouvrage de VERIN Hélène : |
« La gloire des ingénieurs. L'intelligence technique du XVIème au XVIIème siècle » Ed. Albin Michel, Paris, 1993, 455 pages. |
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Un livre à la fois important et innovant : lorsque se construisaient au XVII ème siècle les "Sciences de l'Ingénium" qui allaient fonder nos très contemporaines sciences des systèmes (après la longue traversée du désert que leur imposèrent au XIX ème siècle" les applications de la science physique"), nos cultures se forgeaient une science de la conception que nous redécouvrons enfin en explorant grâce à H. Vérin les mémoires des ingénieurs de la construction navale ou des fortifications. J.L. Le Moigne a publié dans la Revue Française de Gestion (juillet 93) une note de lecture de ce riche ouvrage qui va contribuer à rappeler aux sciences de la complexité la diversité et la profondeur de leur enracinement dans nos cultures. Note que nous reproduisons ci-dessous en remerciant les éditeurs de cette Revue de leur autorisation de reproduction.
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"A l'origine de ce livre, il y eut des questions sur les entrepreneurs de l'époque moderne, ...leurs relations avec les ingénieurs" annonce Hélène Vérin nous introduisant à cette "histoire vivante et profuse des ingénieurs". L'histoire qu'elle construit est je crois une histoire sans précédent, en ceci que jamais l'entreprise d'une histoire des ingénieurs des temps moderne n'avait été conduite à son terme, en conjoignant les mérites du philosophe de formation, de l'historien de propension et de l'économiste de profession (puisque H. Vérin est chercheur en Economie au CNRS).
Originalité que légitime ici l'origine de son projet: c'est en étudiant, il y a dix ans, l'histoire (curieusement, elle aussi, sans précédent) de l'apparition, au seuil de la modernité des entrepreneurs et de l'idée d'entreprise1 que l'auteur avait reconnu cette autre figure, sans doute plus emblématique encore, qu'est celle de l'Ingénieur " :"Héros du génie à la Renaissance, il triomphe dans l'organisation industrielle au temps de jules Verne". Du XVI au XVIII ième siècle, comment va-t-il se définir, se former, s'instituer, s'imposer parfois face à cet autre lui-même dont il voudra toujours se distinguer, que sera l'Entrepreneur. Peut-on comprendre aujourd'hui encore l'action de ce dernier en ignorant l'histoire de ses rapports quasi adultérins avec l'Ingénieur?
Histoire aussi complexe et enchevêtrée bien sûr que celle des ingénieurs, et de leur nom lui-même, étonnamment stable depuis dix siècles; dix siècles qui ont donné à ce mot une polyphonie propre à décourager les dictionnaires et les lexicographes: le premier chapitre, "le nom d 'ingénieur " révéler a l'étonnante richesse faite de s sens multiples et pourtant liés, dont s'est chargé ce concept qui, "définissant une faculté de l'esprit humain, l'ingénium (ou le génie, voire l'ingéniosité) va caractériser une fonction sociale". L'entrepreneur ou le manageur ne peuvent sans doute pas se targuer d'un tel lignage ni d'une telle profusion si manifestement productrice de sens "au confluent d'intérêts contraires et à la rencontre du savoir et du faire, de l'esprit et de la matière..."
Sur cette toile de fond historico épistémologique, qui se déploie depuis "l'agchinoia" aristotélicienne (la vivacité de l’esprit) par l'" ingénium" latin jusqu'à nos modernes ingénieurs, concepteurs, "designeurs", H. Vérin va nous faire découvrir, à travers une littérature souvent inédite explorée dans des fonds d'archives rarement visités et interprétés, les processus enchevêtrés de formation sociale politiques, économique, cognitive de cette culture; une culture sans cesse oscillant entre "la fondation et l'entreprise", entre "je projet de défier le temps et celui de l'utiliser". Une culture qui révèle une sorte de ré - émergence, au sortir de la Renaissance, des "Sciences de l'Ingénium", qui semblèrent s'effacer dans nos cultures au fil d'un XIX ème siècle positiviste qui ne savait plus reconnaître dans ses écoles (d'ingénieurs) que les vertus de l'analyse, et qui se restaurent peu à peu aujourd'hui enfin avec et par les "nouvelles sciences, sciences de l'ingénierie, sciences de l'artificiel, science des systèmes, sciences de la complexité".
Restauration qui appelle une ascèse épistémologique à laquelle H.A. Simon sait si bien nous inviter2 et une attention quasi généalogique que nous permettent enfin les passionnantes pages d'histoire que dresse avec scrupule "La gloire des ingénieurs" ; cette étonnante période pendant laquelle les ingénieurs furent, en France et en Europe, nombreux et fondateurs, sans pourtant être issus de nos contemporaines (et seulement bi-séculaires) "grandes" écoles d'ingénieurs. La science des fortification ou celle des constructions navales vont susciter la progressive formation d'une "science de l'ingénieur moderne" (le chapitre VI), construite par ces ingénieurs "en quête d'un autre ((Discours de la Méthode» ". Une science que les institutions du XIX et X ème ne surent assimiler dans les carcans positivistes qu'elles s'étaient imposés et qu'elles crurent pouvoir remplacer par des "sciences appliquées" : la technologie ou les sciences de gestion (que G. Langrod et ses étudiants polonais proposaient, dans les années 70, d'appeler la "gestiologie") sont en mesure de confirmer aujourd'hui combien ce statut ancillaire de discipline "appliquée" a été nocif à leur développement3 , Si l'une ou l'autre avait été plus tôt plus attentive à la riche expérience épistémologique méditée par "les sciences de l'ingénium"4 du XVI au XVIIIème siècle, peut-être seraient-elles mieux à même aujourd'hui d'honorer leur contrat social de discipline scientifique5.
Puisque l'on ne peut ici mentionner tous les arguments "pertinents" pour le lecteur contemporain (q u'il soit "gestionnaire" ou ingénieur, ou encore honnête citoyen!) que décrit "la Gloire des Ingénieurs", je me borne en achevant, à n'en mentionner qu'un autre, qui concerne incontestablement tous les lecteurs de la Revue Française de Gestion: le chapitre consacré au "devis, chef d'oeuvre de l'ingénieur" contient peut-être l'essentiel de ce qu'il faut savoir et faire, aujourd'hui encore pour s'exercer à toute "modélisation de l'entreprise". Nos propos sur la gestion budgétaire, sur le contrôle de gestion, sur l'audit d'entreprise, sur les études de rentabilité, ...tous trouveront dans cet étonnant "modèle" conçu par les ingénieurs du XVII ème siècle pour gérer leurs rapports avec l'entrepreneur et avec la puissance publique, les références qui leur manque si souvent (nos modernes "contrôleurs de gestion" n'ont rien inventé, et il leur sera salubre de le découvrir !).
Ajoutons que l'écriture d'H. Vérin est un bonheur pour son lecteur... Peut-être bénéficie-t-elle de sa familiarité avec le style des auteurs et rédacteurs des grands siècles de la langue française? Son mérite reste grand de savoir, fût-ce par procuration, nous faire goûter ce plaisir rare d'une belle écriture dans nos lectures professionnelles! Peut-être enfin un tout petit regret, venant d'un admirateur de G.B.VICO : la place a manqué à H. Vérin pour évoquer la contribution de l'auteur napolitain... de "La méthode des études de notre temps" (1708) à la construction des sciences d'ingénium. Mais son livre ne nous incitera-il pas à remonter aussi à l'oeuvre du père des "Principes d'une Science Nouvelle" ?
Jean-Louis LE MOIGNE (avril 1993)
1 "Entrepreneurs, Entreprise, histoire d'une idée", P.U,F, Paris (1982) 262 pages.
2 H.A. Simon: "La science des systèmes, science de l'artificiel", (1969 et 1981). Traduction française (2ème Edition) : Dunod Paris 1991. CF, le chapitre S.
3 J'ai développé cet argument, pour la technologie, dans "Les sciences de l'ingénierie sont des sciences fondamentales", dans "Revue Internationale de Systémique"vol.7,N°1,1993
4 H. Vérin a développé récemment cet argument dans un bel article "Canguilhem et le Génie" publié dans la "Bibliothèque du Collège International de Philosophie: «Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences". Ed. Albin Michel, 1993, pp. 77-89.
5 Faut-il évoquer la place qu'occupe encore à la fin du XXème siècle les charlatanismes (sans doute inconscient) du type nu mèrologie, graphologie voire phrénologie? En découvrant sous la plume d'Ho Vérin, l'oeuvre attachante de Simon Stevin, 1548-1620, je comprend mieux l'attention que consacre H.A. Simon à ce fondateur des sciences de l'ingénierie (quasi ignoré encore par nos écoles d'ingénierie et de gestion).
Fiche mise en ligne le 12/02/2003