Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de GORZ André :
« Métamorphoses du travail, quête du sens, critique de la raison économique »
     Ed. Galilée, Paris, 1991. 303 pages.

En associant trois arguments que l'on n'avait pas coutume jusqu'ici de "relier", et moins encore en une théorie de "la modernisation de la modernité", A. Gorz nous propose autant un essai de militantisme civique qu'un exercice de modélisation de la complexité : la critique de la raison économique est d'autant plus bienvenue qu'il fallait être bien arrogant (ou insensé !) pour prétendre que la raison économique pouvait être autre chose que la raison tout court : première étape de la méditation épistémologique du citoyen ! Une réflexion sur la quête du sens est d'autant plus pertinente que le citoyen se demande de plus en plus quel est le sens de ce que la science, la politique ou l'entreprise lui demande de faire, lorsque la modernité se met à ressembler à la barbarie de l'enfer de la drogue à l'horreur des intégrismes : deuxième étape de cette méditation épistémologique. Et enfin, troisième étape, une invitation à métamorphoser le travail, d'autant plus surprenante que le citoyen tenait le travail pour une universelle et antique malédiction : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" ! Et pourtant "ce que nous appelons - travail - est une invention de la modernité" (p. 25), une idéologie, et une forme d'utopie ! A laquelle nous pouvons substituer d'autres utopies ? Le travail vaut-il "plus que la maternité, la culture, le loisir" ? En s'attachant, aidé d'une solide culture et d'une riche expérience militante, à explorer ces utopies alternatives, A. Gorz se livre à un passionnant exercice d'invention créatrice, en élaborant "une vision du futur sur laquelle une civilisation règle ses projets, fonde ses buts idéaux et ses espérances" (p. 22). Un exercice de modélisation de systèmes complexes possibles donc !... C'est ce caractère "entreprenant" qui justifie notre attention et qui nous incite à travailler cette réflexion stimulante avec celle de B. Perret et G. Roustang que nous découvrions il y a peu ("L'Economie contre la Société", Seuil 1993 ; cf. Lettre MCX n - 17) par exemple. Mais notre lecture ne sera pas "naïve" : A. Gorz n'a sans doute pas assez médité sur "la stratégie de la godille" à laquelle nous invitait Yves Barel interrogeant lui aussi, peu avant sa mort, "le sens du travail" : il introduisait déjà une réflexion tâtonnante, heuristique qu'il appelait, dialectiquement, "le travail du sens" : plutôt que de substituer une utopie finale à une précédente utopie finale... et usée, ne pouvons-nous nous exercer à inventer des tentatives multiples, en intervenant à la fois sur nos images collectives de la rationalité et sur notre capacité à donner sens civique à la culture, aux loisirs, à l'épanouissement de la personne, et à transformer le statut social du travail partagé et partageable, du temps de travail et du droit au revenu ? Inventivité multiple qui ne nous enferme pas a priori dans l'alternative désespérante par laquelle A. Gorz conclut son livre : "J'ai essayé de dégager le sens que l'histoire peut avoir... J'ai essayé d'indiquer dans quelles directions il faudrait avancer, quelles politiques il faudrait mener pour que ce sens s'actualise. Les événements peuvent toutefois prendre un cours qui nous fera manquer le sens possible de la mutation actuelle, et dans ce cas je ne lui en vois pas d'autre : nos sociétés continueront à se décomposer, à se segmenter, à descendre la pente de la violence, de l'injustice et de la peur" (p. 292). Ma théorie ou le chaos ? On devine, lisant A. Gorz, que ce n'est pas cela qu'il voulait dire, mais la logique du syllogisme l'enfermait dans son discours. Notre raison d'espérer quand même tient peut-être à ce qu'il y a non pas un, mais de multiples "sens possibles", que nous pouvons les construire et sans cesse les transformer, les négocier, les amender, les vouloir. N'est-ce pas dans l'invention de ces multiples et fugaces procédures de conception d'actions possibles que les sciences de la complexité trouvent aujourd'hui leur nécessité ?

Peut-on mentionner en outre ici un dossier collectif produit par "Transversales Sciences Culture" (n ° 3, Mai 92) sous le titre "Garantir le Revenu, une des Solutions à l'Exclusion" : parmi les contributions, outre A. Gorz, R. Passet, Ph. Van Parijs, G. Aznar, Y. Bresson, A. Caillé, J. Robin... On retrouve sans doute l'espoir vain de "la solution" (finale ?) à un problème que l'on saurait enfin bien poser ! Mais comme les contributeurs sont nombreux et divers (voire opposés), on moissonnera quelques idées d'actions pensables, voire possibles, qui renouvellent un peu les problématiques : face aux drames du chômage, nous nous sentons tellement "à court d'idées" !... Quelques méditations épistémologiques ("la quête du sens") nous aideront à ce "vivre qui fait l'espérance qui fait vivre" sur la Terre-Patrie (E. Morin).

J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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