Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par Jacques Miermont sur l'ouvrage de BARREAU Hervé :
« Le cerveau et l'esprit »
     CNRS Editions, Paris, 1992.

Peut-on étudier le problème du cerveau et de l'esprit, sans une communication entre les neurosciences et les sciences humaines ? "Extraordinaire problème" pour Edgar Morin : "Voici deux notions, le cerveau et l'esprit, liées en un noeud gordien indénouable, autour duquel tournent les visions du monde, de l'homme, de la connaissance, et que l'on ne peut trancher que par un coup d'épée barbare." (La Méthode, T. III, p. 69) ; les deux termes apparaissent indissociables, et conduisent inexorablement aux antagonismes également réducteurs du matérialisme et du spiritualisme. Pour tenter d'échapper à cette barbarie, le paradigme de la "pensée complexe", introduit par Edgar Morin et développé par Jean-Louis Le Moigne, nous permet d'élaborer conjointement ces concepts donnés pour antinomiques.

En ouvrant le riche recueil collectif organisé par H. Barreau (et l'équipe "Fondements des Sciences" du CNRS, Strasbourg), le lecteur sera plongé dans cette complexité, sans qu'elle ne soit jamais repérée ou théorisée comme telle. Cet ouvrage est une mine d'informations, exposées et théorisées par d'éminents chercheurs cliniciens et fondamentalistes (psychiatres, neurologues, neurophysiologistes, neuropsychologues, philosophes) qui cherchent à préciser, à partir des avancées les plus "pointues" de leur discipline, les relations entre le "cerveau" et l'"esprit". On notera d'emblée que ces concepts de cerveau et d'esprit font problème. Le premier, par sa dimension matérialiste, qui sectionne cet organe centralisateur de l'information de ses afférences-efférences internes et externes. Le second, par sa dimension idéaliste, qui ne permet pas d'établir des frontières nettes entre ce qu'il cherche à signifier, et ce qui n'est pas de son ressort. Dans les deux cas, le débat, s'il se situait uniquement sur ce plan, risquerait d'être faussé d'entrée de jeu, et d'aboutir à des débats interminables, du fait même du flou de ces concepts qui introduisent une fausse dichotomie. "L'énigme d'une correspondance", pour reprendre l'intitulé de l'introduction de Hervé Barreau, bute sur le fait que ces deux termes ne définissent ni l'un ni l'autre ce qu'ils cherchent à décrire. Comment établir alors une correspondance entre les deux ?

La richesse de chaque article empêche un résumé facilement intelligible, mériterait à chaque fois un développement conséquent, et me contraint ici à quelques remarques éparses.

Dominique Laplane, à la lumière de l'expérience clinique des patients aphasiques ayant récupéré plus ou moins complètement leur usage du langage, montre que l'activité de pensée, qui est conservée chez ces patients, ne saurait être réduite à l'activité de langage. En cas d'aphasie, les patients peuvent perdre l'usage du langage exprimé et intérieur, et la compréhension du langage communiqué - et donc les idées d'autrui - , sans pour autant perdre l'usage des facultés intellectuelles. "Ne croyez pas qu'il y ait eu le moindre changement dans le sens intime. Je me sentais le même intérieurement." explique un patient au décours de ses troubles. D. Laplane explore également minutieusement le problème de l'attention, et celui de la pensée "dédoublée" des cerveaux gauche et droit, chez les patients confrontés au "split-brain" (commissurotomie, c'est-à-dire section des fibres du corps calleux qui relient les deux hémisphères), dont seul l'hémisphère gauche, siège de l'activité linguistique est susceptible d'une expression verbale. Il propose une définition intéressante de la pensée ou de la conscience : "Nous ne connaissons la pensée et la conscience que par expérience personnelle... Nous ne connaissons des autres que des comportements, y compris verbaux, mais nous ne leur donnons sens que dans la mesure où ce qu'ils expriment nous renvoie à notre propre expérience. Dès que surviennent des expériences singulières, elles deviennent ineffables..." Cette définition le conduit à penser, en des termes distincts de ceux de J. Fodor, mais convergents avec la théorie de cet auteur, postulant une modularité des systèmes périphériques, et une non modularité des processus cognitifs centraux, que la pensée en tant que processus intersubjectif restera inaccessible à la "science objective".

Daniel Widlocher discute également une thèse de J. Fodor, celle de l'impossibilité du réductionnisme de l'activité cognitive à une science physique. On ne pourrait réduire la taxinomie des événements y à celles des événements f. Les lois-ponts, qui postulent l'identité des événements y et f, ne sauraient être qu'exceptionnels. D. Widlocher voit dans l'efficacité des psychotropes une confirmation expérimentale de ces exceptions. La question qui, à mon sens, reste posée est de savoir si les psychotropes agissent surl'activité de pensée elle-même, ou sur les dispositions affectives qui mettent en oeuvre, modulent ou inhibent cette activité de pensée. De fait, les psychotropes agissent-ils essentiellement sur des conditions générales préalables à une série d'activités, dont la pensée, conditions liées à des attitudes affectives fondamentales (thymiques ou passionnelles), ou agissent-ils sur les procédures mêmes de l'activité de pensée ? D. Widlocher défend la théorie des niveaux d'organisation. Si l'on considère la complexité et la plasticité des structures nerveuses, qui dépendent de l'histoire individuelle, du contexte personnel et social dans lequel s'organisent les schèmes mentaux, il est peu vraisemblable de considérer que les lois-ponts sont valides sur ce plan. Celles-ci seraient davantage envisageables au niveau des mécanismes d'initiation  de l'acte, et des mécanismes élémentaires de régulation des comportements.

J. Garrabé expose la théorie des deux oscillateurs (pacemakers) qui organisent les cycles circadiens du fonctionnement cérébral. Le premier pacemaker, X, dit "fort", règle les rythmes de la température corporelle, de la fréquence cardiaque (synchrone à celui de la température), du sommeil paradoxal, de sécrétion de la prolactine (en relation avec l'ensemble du sommeil), de l'hormone de croissance (en relation avec le sommeil lent), du cortisol et de l'ACTH. Le deuxième pacemaker, Y, dit faible, règle le rythme de l'alternance veille / sommeil. Dans les expériences d'isolement sensoriel, la période du cycle veille-sommeil s'allonge jusqu'à 33 heures (pacemaker faible), tandis que la période du rythme de la température se maintient à 24 heures, le sommeil paradoxal restant couplé à celui-ci. Cette désynchronisation interne produit des altérations de l'humeur (angoisse et dépression). Chez les schizophrènes, la durée du sommeil lent profond et du sommeil paradoxal serait diminuée. Lors des phases évolutives, il n'y aurait pas de phénomène de "rebond" du sommeil paradoxal, tandisque ce rebond serait accentué lors des périodes de rémission.

Pour Pierre Karli, neurophysiologiste, la théorie de Homo oeconomicus comme "individu indépendant et pleinement rationnel", de même que les "sciences cognitives", en mettant l'accent sur les enchaînements d'opérations logiques ayant un caractèrelinéaire sous-estimeraient l'importance de la dimension socio-affective, qui fonctionnerait sur un mode circulaire et dialectique. Il distingue trois niveaux d'intégration, d'organisation et d'adaptation des systèmes qui médiatisent la structuration des états affectifs et des émotions : ceux qui ont une signi ficationbiologique primaire d'un stimulus ou d'une situation (liée à des structures du mésencéphale et du diencéphale), ceux qui sont à la fois le reflet et le mot eur desconditionnements forgés par le vécu (structures du lobe temporal), et ceux qui correspondent aux représentations internes d'un sujet, au moins en partie, autonome (cortex préfrontral, en interaction étroite avec d'autres structures cérébrales). Il souligne que la "paraprosopie" (incapacité de reconnaître et de distinguer les expressions faciales et leur signification) est à la fois un déficit perceptif et cognitif, mais aussi une atteinte de la communication non verbale permettant les échanges socio-affectifs. L'amygdale, (complexe de noyaux du lobe temporal, lieu de projection des diverses modalités sensorielles, relié à l'hypothalamus qui intègre les réactions émotionnelles), jouerait un rôle essentiel dans la reconnaissance de la signification affective des objets et des situations. L'amygdale active les neurones cholinergiques de la base du cerveau qui projettent sur le cortex cérébral (avec libération d'acétylcholine à ce niveau). "En d'autres termes un état affectif produit par la "lecture du réel" va exercer une double rétroaction, en modulant à  la fois certaines modalités concrètes de cette lecture et la mise en mémoire des informations qu'elle fournit." De même, le septum joue un rôle dans la modération des réactions émotionnelles ; sa destruction entraîne en effet une accentuation des réactions émobonnelles, l'individu (homme ou animal) réagissant de manière exagérée aux situations aversives et désagréables. Une telle hyper-réactivité peut également être provoquée par un isolement social total chez l'animal. Il existerait ainsi une structuration circulaire de la maturation du septum et du développement des contacts sociaux. On peut saluer ici les apports de la neurophysiologie contemporaine, dont P. Karli expose bien d'autres acquis. Mais pourquoi faudrait-il présenter ces données comme incompatibles avec celles apportées par les sciences économiques qui considèrent la rationalité limitée de l'être humain (H.A. Simon), et celles de sciences de la cognition et de la communication, qui ne sauraient réduire le fonctionnement représentationnel et infra-représentationnel de l'activité cognitive à des schémas linéaires ? De plus, selon ses dérives psychopathologiques, l'homme peut tout autant survaloriser ses passions et ses affects, que tenter de les nier par une tendance à la rationalisation et à l'intellectualisation.

Dans la suite de l'ouvrage, Cyrille Koupernick ira encore beaucoup plus loin dans la méconnaissance, voire le rejet actif des apports des sciences sociales. Il condamne tout particulièrement les cliniciens de l'école dite de Palo Alto qui assimilent "les désordres dont souffre la famille à un trouble de la c ommunication", et qui "ont décrété que la maladie mentale, ou du moins ce qu'on ose appeler ainsi (car je comprends parfaitement la portée de l'argument qui nous oppose sur ce point) est le fait du noeud de vipères qui simulerait ainsi les effets mêmes du venin. Pardonnez-moi d'étre véhément. Cette négation de la maladie mentale heurte en moi la probité, la raison et l'équité humaine. Elle constitue une exégèse a priori des causes d'un naufrage dont, dans l'immense majorité des cas, nul n'est coupable et elle contribue à faire peser sur la famille innocente l'opprobre d'une prétendue malveillance" Il semble que le Dr. Koupernick ait ici confondu thérapie familiale et antipsychiatrie. Partageant avec lui l'opinion selon laquelle nul n'est coupable de la maladie mentale de quiconque, je pense qu'il est tout aussi réducteur de concevoir celle-ci comme linéairement causée par la famille (position abandonnée depuis une quinzaine d'années par nombre de cliniciens systémiciens, bien que colportée encore, il est vrai, par l'interprétation hâtive des énoncés de quelques grandes vedettes), que l'inverse. Ces deux formes d'outrance se renvoient la balle confortablement, mais évitent de se poser les problèmes cruciaux : celui des interactions complexes entre souffrance biologique, psychologique, sociologique ; celui des relations entre troubles personnels et systèmes de communication ; celui des rapports entre responsabilité, irresponsabilité, culpabilité effectives, et sentiments de culpabilité et de honte incoercibles dans des situations de violence incontrôlée ou incontrôlable. Bien qu'intitulé "les incertitudes idéologiques d'un praticien", son article ne dévie pas d'un pouce de l'idéologie "nomothétique", "qui incite à penser qu'un même enchaînement biologique s'exprime par le biais d'une constellation sémiologique comparable qui se préte le mieux à l'acceptation du rôle joué par le cerveau dans la vie mentale et ses désordres." J'avoue être des plus circonspects quant à l'existence d'une "sémiologie fondée sur les psychotropes". Ceux-ci, surtout s'ils sont efficaces et s'ils modifient considérablement l'expression sémiologique des troubles mentaux - leur efficacité va également de pair avec la constatation de leurs limites non négligeables - devraient rester au service de la sémiologie (et donc permettre une sémiologie comparative) et du soin des malades, et non l'inverse !

Les perspectives offertes par André Bourguignon apparaissent plus ouvertes. Le problème esprit-cerveau ne saurait se réduire à celui des rapports entre les phénomènes neurobiologiques et les phénomènes psychiques. Les concepts d'information, d'auto-organisatdon, de niveaux d'organisation, de création de sens et de complexité, déplacent les enjeux théoriques. Pour A. Bourguignon, les problèmes à envisager concernent "la nature du psychisme et de ses modalités d'activité, la nature du devenir-conscient, la nature du couplage entre activité psychique et comportement". Mais il n'est pas sûr que le concept de psychisme, essentiellement théorisé à partir de l'oeuvre de S. Freud, bien qu'indispensable, soit suffisant pour appréhender et traiter les dimensions écosystérniques de la maladie mentale.

Sur un plan essentiellement phénoménologique, André Pichot pense que la notion d'"intelligence artificielle" est plus défendable que celle de "sciences cognitives". Ces dernières, en mécanisant les opérations logiques, ne permettraient pas de prendre en considération le fait que le sujet, qui se pense comme un objet, ne se pense pas comme un cerveau, mais comme un corps qui ne saurait se confondre avec l'organisme biologique. Si l'ordinateur est susceptible d'établir des "relations entre..." (intellegere, comprendre), il ne saurait se penser comme objet distinct de son environnement et relié à celui-ci. "Les ordinateurs n'ont pas d'histoire, mais seulement une mémoire". On voit ici le piège des concepts classiques : un tel énoncé peut être accolé à son contraire : "Les ordinateurs ont une histoire, qui peut être oubliée." Peut-on disjoindre l'ordinateur de ses concepteurs et de ses utilisateurs ? L'homme peut-il se penser sans les artefacts qu'il construit et qui caractérisent son humanité et sa pensée ? Les réponses peuvent osciller, dans un "oui-non-oui-non..." incessant et quelque peu stérile. De plus, est-il interdit d'imaginer un ordinateur-robot qui présenterait des dispositifs l'informant des données de son propre fonctionnement, et de son environnement, données susceptibles de rétroagir sur des tâches hétéro et auto-assignées ?

Les trois autres contributions de l'ouvrage méritent également une lecture assidue, et conduisent à de nouvelles interrogations : "Le sommeil paradoxal est-il le gardien de l'individuation du cerveau ?" (Claude Debru), "La reconnaissance des visages" (Pierre North), "Le point de vue cognitif en neuropsychologie : à propos de l'acalculie" (Xavier Seron et Gérard Deloche). Plusieurs réflexions semblent s'imposer en conclusion :

  • si "la science" est et doit être "objective", tout processus "subjectif" est par définition exclu de son "objet". Serait-ce là le dernier mot de tout projet scientifique, à une époque où les sciences dites les plus dures se posent la question du statut de l'observateur-acteur face à l'objet distingué, connu, théorisé ou construit ?

  • la construction de l'ouvrage repose sur la confrontation de plusieurs disciplines ; comment les articuler entre elles ? La seule avancée qui tend à poindre, dans les articles les plus ouverts, concerne l'hypothèse de "niveaux d'organisation". Est-ce suffisant, face au problème posé ?

  • les termes mêmes de cerveau et d'esprit apparaissent en tout cas quelque peu obsolètes, dès qu'une question précise est abordée. Car c'est un ensemble de circuits neuronaux sélectifs qui semble activé, en relation avec des cycles neuro-hormonaux spécifiques, lors de la mise en oeuvre d'un processus cognitivo-affectif, qui entre en résonance avec l'activité globale de l'organisme, et produit les représentations du corps propre et du corps d'autrui, en fonction de l'état de l'écosystème de l'être humain considéré. En parlant d'unité d'esprit sémantique, d'unité de changement, d'unité de survie, G. Bateson, plus synthétique, apportait déjà des précisions utiles dans son approche du problème.

  • C'est ainsi que, sur le thème-même de l'ouvrage, les apports de l'éthologie (biologie du comportement), de la sociobiologie (ou d'une biosociologie), voire d'une possible étho-anthropologie pourraient étayer, de manière fructueuse, le paradigme des Sciences de la Complexité.

Jacques Miermont

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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