Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de DE TERSAC G. et DUBOIS P. (Ed.) : |
« Les Nouvelles rationalisations de la production (PIRTTEM) » CEPADUES Editions (Toulouse) 1992.290 p. |
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Quelques postulats implicites forts compromettront sans doute le bon usage de cette oeuvre collective dont l'intention est manifestement généreuse : "la rationalisation de la production industrielle peut-elle être "nouvelle" ? Que seront alors les règles et les axiomes nouveaux qu'elle mettra en oeuvre ? Seront-ils tenus pour acceptables par les logiciens qui avaient, de Babbage à Boole, soigneusement "certifié" les "anciennes (?) rationalités" ? La flexibilité technique et organisationnelle est-elle le résultat "incontournable" de cette "nouvelle rationalité" ? Exige-t-elle toujours "plus d'autonomie décisionnelle pour tous les acteurs de l'entreprise ?"...
Autant de questions que le lecteur se posera en s'étonnant de l'inattention de la plupart des acteurs à l'explicitation du paradigme sur lequel ils développent des réflexions, parfois originales sinon singulières, plus juxtaposées que conjointes. Il ne suffit pas de répéter que ce paradigme est systémique (voir "sysmétique", comme l'écrit l'un d'eux à plusieurs reprises dans son texte, suggérant à son insu l'analogie du "cosmétique" dont on enduit le produit pour qu'il brille !!), pour en convaincre son lecteur, surtout lorsque cette référence relève de l'incantation. L'idée était pourtant pertinente, de confronter des études socio-économiques sur les formes contemporaines d'automatisation de la production industrielle classique ; mais il était difficile d'aller au-delà de leur classique juxtaposition linéaire (en deux parties : 1 : la flexibilité est nécessaire ; 2 : la flexibilitése gère), dès lors que les références épistémologiques sur lesquelles chacune s'appuyait ne devaient pas être explicitées au risque de faire apparaître une tension bien appauvrissante entre les analyticiens et les systémiciens. Il est vrai qu'il n'est pas aisé de faire coopérer psychologues, ergonomes, automaticiens et économistes et qu'il vaut mieux créer le mouvement de l'interdisciplinarité en marchant dans la pluridisciplinarité plutôt que d'attendre un bien hypothétique consensus universel sur le langage de l'interdisciplinarité. Cela nous vaut quelques contributions de qualité qui relèvent plus de "l'ingénierie des organisations industrielles complexes" que des "nouvelles rationalisations de la production" : le concept de flexibilité est un concept complexe, et il nous faut faire notre miel de tout ce qui contribue à son intelligence. La post-face rédigée par A. d'Iribarne (Directeur SHS du CNRS) méritera une attention particulière parce qu'elle concerne au premier chef le projet épistémologique des Sciences de la Complexité. Son titre est stimulant : "Pour des Sciences Sociales de l'Ingénieur", si son argumentation appelle quelque discussion (ce qui est sans doute l'espoir de l'auteur). Y a-t-il une "spécificité" ingéniérale des sciences sociales ? Ces sciences sociales pour l'ingénieur ne sont-elles pas des sciences sociales pour tout acteur dans une organisation sociale, et donc pour le citoyen ? Les sciences sociales pour l'ingénieur peuvent-elles être différentes des sciences sociales pour le citoyen, et donc des sciences sociales tout court ? On comprend l'objectif qui est de réfléchir aux "connaissances nécessaires pour oeuvrer sur ces processus complexes et souvent voilés" (que sont les systèmes industriels), connaissances qui en effet "font défaut aux ingénieurs et cadres français" (p. 290). Mais ne font-elles pas défaut à la plupart des citoyens "oeuvrant dans les systèmes complexes", qu'ils soient ingénieurs ou employés, commerçants ou bouquiniers, agriculteurs ou enseignants ? La question qu'il faut peut-être alors se poser n'est plus celle de la formation des ingénieurs à un sous-ensemble "utile" des sciences sociales ; elle devient celle de la formation aux sciences de l'ingénieur des systèmes complexes dont ont besoin journalistes, médecins, comptables ou administratifs autant que techniciens, ingénieurs, cadres et responsables. Les sciences de l'homme et de la société, et les sciences de la conception peuvent en effet beaucoup apporter aujourd'hui à la construction de ces nouveaux corpus, au moins autant que la mécanique, la chimie, l'électronique ou l'agronomie. Mais, pour ce faire, ne faut-il pas qu'elles se livrent à une ascèse épistémologique difficile. Plutôt que des "sciences sociales pour l'ingénieur", n'avons-nous pas aujourd'hui besoin de "sciences de l'ingénierie pour la Société" ?
Ce ne sera pas un des moindres mérites de ce "libre testament" de feu le Programme PIRTTEM du CNRS que de nous inciter à ce type de questionnements sur lesquels se fonde le projet du Programme MCX.
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003