Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de DEMAILLY André : |
« La Psychologie Sociale ; H.A. Simon et R. Pagès » Ed. L'Interdisciplinaire. 69760 Limonest. 374 p. |
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Est-ce parce qu'elle est "coincée" entre l'anthropologie et l'éthologie, entre les sciences de la communication et celles de la cognition, entre la socio-psychologie et la sociologie des organisations, voire entre l'économie politique et l'ergonomie industrielle, que la Psychologie sociale a, depuis sa naissance institutionnelle, tant de difficultés à reconnaître et à faire reconnaître son objet ? Peut-être est-ce parce que la Société, affrontant violences, toxicomanies, exclusions, racismes... lui en demande trop, puis la récuse en s'irritant de l'insuffisance de ses réponses ? Peut-être est-ce aussi parce qu'étant, à son insu, une des premières sciences de la complexité, elle tarde à en convenir, se confinant encore dans les rituels académiques des monodisciplines positives ? Il reste que l'expérience accumulée depuis un siècle au moins par la psychologie sociale constitue, pour qui veut bien l'interpréter, une source féconde susceptible de renouveler, non seulement notre intelligence de l'homme en société, mais aussi nos paradigmes épistémiques dans leurs fondements. En paraphrasant E. Morin, ne peut-on dire que "la psychologie sociale transforme le paradigme épistémique qui la forme"... Il faut, je crois, interpréter dans ces termes la remarquable entreprise de méditation de, dans, sur, et pour, la psychologie sociale que vient de publier André Demailly : entreprise courageuse sans doute mais aussi fort stimulante, tant pour la discipline que pour toutes celles avec lesquelles elle est nécessairement en relation. Méditation originale puisqu'elle va "inverser" les termes de l'échange : jusqu'ici, la psychologie sociale était en permanence emprunteuse de concepts développés ailleurs (thermodynamique, logique, psychanalyse, etc...), et nous percevons en lisant A. Demailly qu'en s'auto-organisant au fil de cette "assimilation", elle devient en quelque sorte productrice de paradigmes susceptibles d'être, à leur tour "accommodés" par toutes les autres disciplines dures et douces, de l'économique à la nouvelle rhétorique par les neurosciences. Méditation qui devient ainsi constitutive des sciences de la complexité... entendues dans leur complexité... et qui justifie l'attention que l'on doit porter à cet exercice d'investigation ("search") scientifique, très clairement construit et illustré (en particulier par un étonnant dessin de J.F. Quilicy "Reconstruction à la Celte pp. 89 et 297, que j'aimerais intituler : "Conjonctions Complexes"), et pourtant suffisamment insolite pour aviver notre attention épistémologique.
L'argument pivot de l'entreprise d'André Demailly est présenté dès l'ouverture : il va proposer à la psychologie sociale un PROJET, plutôt qu'un objet, qui sera "la modélisation (systémique) de l'action individuelle et collective à partir d'une intelligence renouvelée des problèmes "corps-esprit" et "individu-groupe" ; "Projet qu'il va développer en entendant la discipline comme et par "une science de l'artificiel exploitant et fécondant les sciences du naturel ou d'autres sciences de l'artificiel (I'Intelligence Artificielle par exemple)" (p. 7).
Entreprise qu'il va pouvoir conduire de façon fort constructive grâce à sa solide maîtrise du "Paradigme du Système de Traitement de l'Information de H.A. Simon", et du "Paradigme du Noeud - ou du Système T.O.F. - de R. Pagès". Méthode d'investigation qu'il annonce loyalement dans le titre de son livre, privant ainsi les critiques de l'argument usuel des "oublis regrettables" (Y. Barel, G. Bateson, E. Morin, C.S. Peirce, etc...). L'exploration "profonde" est habituellement plus féconde que le balayage superficiel, et elle permet d'argumenter de façon à la fois robuste et détaillée. Comme en outre, l'exercice n'avait jamais été tenté au moins en langue française, nous disposons d'une présentation aussi scrupuleuse que pédagogique des "modes de fonctionnement" de ces "paradigmes de la m délisation intelligente", présentation dont bien des manuels en langue française d'Intelligence Artificielle (et plus généralement de sciences de l'Ingénierie et de sciences de l'Homme et de la Société) pourraient fort utilement s'inspirer.
Cette méthode d'investigation modélisatrice des processus psychologiques en oeuvre dans les interactions sociales n'est sans doute pas la seule concevable. Mais elle est manifestement féconde, et révèle par là-même sa "faisabilité". Sans doute regrettera-t-on la relative brièveté de la dernière partie de l'ouvrage, dans laquelle A. Demailly synthétise sa recherche en proposant le "profil d'une psychologie sociale" (20 pages sur 350). Mais il nous fera valoir que cet exercice (qui peut se condenser en un seul schéma, p. 313 !) appelle tant d'interpellations que 1000 pages ne suffiraient pas à les présenter, d'autant plus que chacune prend son sens "en situation" (... du club sportif à l'association humanitaire par la société scientifique). Et il soulignera son effort final pour condenser en une dizaine de "propositions" de portée générale les principales conclusions (les "assertions garanties", ou les "énoncés enseignables") de sa quête (search). Nous lui en donnerons acte d'autant plus volontiers que ces propositions apparaissent aisément constitutives du vaste corps d'énoncés que produisent aujourd'hui les nouvelles sciences de la complexité. En rapprochant sur ma table la "Psychologie Sociale" d'A. Demailly et "L'écologie des liens" de J. Miermont publié quelques semaines auparavant (E.S.F., Paris, 1993), je me dis que les sciences douces, dans leur entreprise interne de questionnement épistémologique, apportent aujourd'hui des contributions au moins aussi importantes que les sciences dures aux développements des Nouvelles Sciences de la Complexité.
A ces arguments de fond, il faut ajouter un argument de méthode : avec un soin scrupuleux, A. Demailly a veillé à établir non seulement une bibliographie bien documentée de quelques six cents entrées pertinentes pour son projet, mais il a aussi compilé un index des auteurs et un index des concepts qui permettent au "lecteur pensif" une navigation beaucoup plus intelligente et efficace. Exercice devant lequel rechignent trop souvent encore, bien des ouvrages scientifiques en langue française, qui assurent de cette rigueur intellectuelle dont les sciences de la complexité ont tant besoin dans leur périlleuse entreprise d'exploration sans boussole garantie !
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003