Rédigée par Pascal Dehaene. sur l'ouvrage de GORE AL : |
« Sauver la planète Terre. L'écologie et l'esprit humain » Traduit de l'américain, 1992, par Jean-Marc Mendel, Préface de Brice Lalonde, Ed. Albin Michel, Paris, 1993, 349 p. |
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Voici un ouvrage intéressant à plus d'un titre. L'identité de son auteur dont la dimension et les responsabilités politiques de premier plan forcent l'attention : Al Gore est vice Président des États-Unis. L'ouvrage a donc la dimension d'un manifeste politique. Il est aussi révélateur de l'évolution du monde politique occidental (ou pour le moins d'une de ses franges anglo-saxonnes) face au problèmes de l'écologie.
Ainsi s'il ne brille pas forcément par l'originalité des thèmes scientifiques qu'il aborde pour des personnes qui s'intéressent particulièrement à l'écologie et aux problèmes environnement ux et à leur complexité, ce livre a la force de l'exemplarité pour plusieurs raisons.
Premièrement, la très perceptible sincérité et honnêteté intellectuelle de l'auteur suscitent admiration et respect, et ce d'autant plus qu'ils s'appuient autant sur une culture scientifique, historique, anthropologique riches que sur une actualité à laquelle l'auteur semble trés attentif. Elle apparaît particulièrement dans toute la première partie du livre qui tente de faire un diagnostic aussi élaboré que possible des menaces qui pèsent tant sur les environnements globaux que locaux : la pollution atmosphérique qui accentue l'effet de serre et les risques de destruction de la couche d'ozone, la pollution des sources d'eau potable ; les menaces que font peser les pratiques agro-industrielles sur le potendel génétique de la flore et de la faune, les espaces forestiers, sur les terres arables soumises à l'érosion ; la multiplication des déchets et leur gestion, etc.
Deuxièmement, la rhétorique et les arguments employés constituent une illustration convaincante, et nous semble-t-il novatrice pour un politicien de profession, des nouveaux modes de pensées qui nous semblent appropriés pour aborder des problèmes aussi complexes et multidimensionnels que ceux des rapports qu'entretiennent les civilisations (et plus particulièrement la civilisation dite "occidentale") avec leurs environnements. Car si l'identification des menaces est somme toute "classique", la mise en évidence des liens directement observables ou plus subtils qu'il y a entre ces phénomènes traduit un positionnement discret (par souci de vulgarisation) mais solide dans les domaines de la science des systèmes et de la complexité : mise en évidence des interactions, des effets de feed-back positifs, irréversibilité, problèmes d'échelle d'observation, théories du chaos déterministe, mise en cause du réductionnisme et du cartésianisme de méthode. D'ailleurs, pour marquer les esprits, le livre s'achève en conclusion sur une présentation de la théorie de Per Bak et Kan Chen sur les états critiques auto-organisés afin d'argumenter les risques de transformations brusques et profonds d'un système lorsque s'accumulent les effets d'actions élémentaires mais répétitives sur celui-ci.
Cette attention théorique se double d'une autre préoccupation qui ne manquera pas de susciter l'intérêt des lecteurs de la lettre MCX : l'accent mis sur les relations entre modes de pensée et action concrète dans une perspective que nous qualifierions volonders de "constructiviste". Cette préoccupation apparaît particulièrement dans la seconde partie de l'ouvrage ("A la recherche de l'équilibre"). La réflexion s'organise autour des relations entre "le pouvoir et le savoir", en observant la capacité familière de l'homme à "recourir à l'information pour créer à notre usage des représentations symboliques du monde qui nous entoure. En traitant l'information sur le monde, nous apprenons comment agir sur lui" (p.178). C'est le cas par exemple, des raisonnements économiques qui influent sur notre façon de concevoir les projets et de prendre des décisions (mise en avant du profit à court terme, capacité de nos systémes économiques et de nos théories à fournir "(...) une analyse en profondeur de tout phénomèneque nous souhaitons examiner" (p. 168)), mais aussi des représentations économi quesdominantes, à l'image de la Comptabilité Nationale qui transcrit de façon absurde la destruction irrémédiable d'une forêt comme enrichissement de la collectivité (par l'augmentation du PNB !), tout comme les activités de dépollution d'ailleurs. C'est encore le cas lorsque l'auteur étudie les liens entre éducation, raisonnement et habitudes de vie et leur reproduction au sein du systéme familial pour mettre en lumière la séparation entre les individus et leur expérience de la nature, de la terre (l'auteur exploite de façon convaincante certains développements théoriques de la thérapie familiale notamment (théorie de la "dysfonctionnalité" (p.202), concept de "codépendance" (p.203) pour suggérer que : "Chaque culture peut être considérée comme une famille démesurément étendue. (...) Ainsi (...) la crise de l'environnement a pris de telles proportions que nous devons considérer notre civilisation comme dysfonctionnelle" (p205)). Et d'en appeler à une "Écologie de l'âme" spécifique (p.214), ce qui ne manquera pas de nous rappeler les préoccupations d'E. Morin dans le domaine de l'écologie de la pensée et de l'action. Une des hypothèses fondamentales servant de clé de voûte à cet ouvrage étant que les thèses de la dualité corps-esprit chères à Descartes, mais aussi le développement de la technoscience occidentale (séparant le sujet et l'objet), ont conduit nos cultures à réduire nos rapports à l'environnement à leur partie congrue ; ce qui incidemment, nous fait perdre la perception et la conscience de l'incroyable brutalité de nos rapports aux environnements naturel comme socio-économique.
La réflexion et les interrogations sont ici autant spirituelles (interrogation sur les écrits bibliques et la pensée religieuse, l'auteur étant de confession baptiste) qu'éthiques.
Enfin, et ce n'est pas là le moindre des intéréts de cet ouvrage, toute sa troisième partie explore les possibilités d'action afin de réformer profondément le fonctionnement de nos civilisations. On perçoit ici tout particulièrement l'expérience politique de l'auteur, notamment au travers dela nécessité d'orienter l'attention des opinions, pour aussi difficile qu'il soit de le faire. L'auteur cherche d'ailleurs à toucher la corde sensible de l'opinion américaine en suggérant que le leadership pour la conquête de cette véritable Nouvelle Frontière puisse être américain.
Ces possibilités prennent la forme de la proposition d'un véritable "Plan Marshall pour la planète" (chapitre 15), qui a le grand mérite d'être à la fois holiste et multidimensionnel dans ses stratégies d'actions. On reconnaîtra dans l'énoncé des cinq objectifs stratégiques la revendication très américaine, mais légitime, de propositions de mesures concrètes et pragmatiques (p.271) :
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"la stabilisation de la population de la planète "
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"la création et le développement rapide de technologies respectueuses de l'environnement " qui pourrait être accélérée et coordonnée par le lancement à l'échelle planétaire d'une "Initiative Stratégique pour l'environnement" (ISE), pendant de l'Initiative Stratégique de Défense lancée par R. Reagan
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"une modification générale et universelle des règles économiques au moyen desquelles nous évaluans l'impact sur l'environnement de nos décisions "
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"la négociation et la conclusion d'une nouvelle génération d'accords internationaux " (du type du Protocole de Montréal)
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la mise sur pied d'un plan de coopération pour sensibiliser les citoyens du monde aux problèmes de l'environnement. (...) Le but ultime de cet effort (fortement fondé sur l'éducation) sera de susciter de nouvelles façons de penser le rapport de la civilisation à l'environnement". Le cadre général étant de favoriser et d'encourager le développement de systèmes politico-socio-économiques stables dans le tiers monde, sans lesquels rien ne sera possible. Le tout est finement détaillé au long d'une soixantaine de pages.
Nous n'avons pas la place ici de révéler toute la richesse de ce livre dans ses réflexions comme dans ses propositions. Al Gore ne nous cache pas l'ampleur de la tache qui attend nos sociétés si elles se décident à prendre à bas le corps ce difficile et néanmoins crucial enjeu. Quoique nombre des diagnostics et propositions d'actions puissent être l'objet de controverses (et elles le seraient de toutes les façons) ou de jeux d'acteurs (soucieux de leurs intérêts ou simplement myopes), cet ouvrage apparaît comme un formidable précèdent de courage politique, intellectuel et philosophique. Nos responsables politiques, économiques et sociaux seraient heureux de s'en inspirer. Car s'il est une ultime conviction que l'on retire de cette lecture, c'est qu'il y a urgence à agir.
P.S. : "Pourquoi l'ouvrage d'Al Gore est-il censuré en France ?". Je découvre cet article et cette question insolite dans le recueil publié par "Stratégies Energétiques, Biosphère et Société" (I. Rens, Ed.), en 1993/94 (SEBES, Genève) : R. Grantham y analyse et compare les diverses traductions de ce livre d'A1 Gore et montre que la version française est anormalement incomplète et peut-être censurée (cf. p. 111-114). Pourquoi le lecteur français n'est-il pas informé de la suppression de 15 % du texte original dans la traduction française ? Quels sont les critères légitimant ces coupures ? On est réduit aux conjectures. L'explication la plus probable serait la plus triste : l'éditeur croit encore que l'intelligence de la complexité passe par la mutilation de la pensée : le "réductionisme de la méthode" imprègne encore les cultures scientifiques françaises ! (R. Grantham observe que la traduction italienne, elle, est intégrale !).
Pascal Dehaene.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003