Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de HODGSON M. Geoffrey : |
« Economics and Evolution. Bringing life back into Economics » Ed. Polity Press, (Blackwell), Cambridge UK, 1993. 381 pages. |
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Dès que la science économique cherche à se libérer du carcan mécaniste (ou équilibriste ?) de la théorie de l'équilibre général, pour tenter d'aider les citoyens de la Terre-Patrie à comprendre ce qu'ils font (sinon ce qu'ils subissent !), elle intéresse les sciences de la complexité : n'est-elle pas alors "en première ligne" de l'entrepris escientifique de modélisation à fin d'intervention des phénomènes perçus complexes ?
C'est ce que fait ici la nouvelle école des économistes "institutionnalistes" britannique, avec un brio et un enthousiasme qu'il faut souligner dès l'abord, tant l'ouvrage de son porte-parole le plus dynamique (l'infatigable animateur de l'E.A.E.P.E. : European Association for Evoluttionary Polidcal Economy), G. Hodgson, est stimulant : ne peut-on proposer un paradigme plausible... et utile, alternative du "Paradigme Mécanique de l'Equilibre Général" (sur lequel repose depuis un demi siècle presque tous les enseignements académiques de la science économique), en s'appuyant sur les modèles fondateurs de l'évolution du vivant sinon de la matière : lorsque l'on veille à les confronter de façon critique, ne découvre-t-on pas l'idée non triviale d'une "évolutivité", suggérant la puissance de la métaphore biologique : non seulement dans l'ordre conceptuel et théorique, mais aussi dans l'ordre méthodologique (réductionnisme et individualisme vont-ils encore longtemps nous contraindre ?) et dans celui très concret des politiques économiques (qui ne peuvent décidément plus ignorer leurs enjeux écologiques) ?
Avec une culture exceptionnelle, hélas trop exclusivement anglo-saxonne, G. Hodgson va s'attacher à nous montrer que ce paradigme alternatif est déjà parmi nous, et qu'il nous appartient de l'actualiser, en remontant aux sources (A. Marshall, T. Veblen...), en le décapant des critiques des anti-keynésiens, et en le différenciant de la façon remarquablement convaincante des arguments de certains de ses théoriciens (Hayek), en tirant parti des développements contemporains des sciences de la vie et de l'évolution.
Une bibliographie impressionnante, de plus de 1.300 titres, un index de plus de 1.700 entrées, et une grande maîtrise du "discours de la science économique", font de ce livre un solide bastion sur la route des nouvelles terres que doit explorer désormais la science économique, et, avec elle, la recherche scientifique transdisciplinaire contemporaine. Mais les lecteurs de culture plus latine qu'anglo-saxonne regretteront quand même quelques failles dans ce bastion : si Charles Gide, François Perroux ou Henri Bartoli (pour ne citer que des économistes français) sont ignorés, alors que tant d'économistes anglo-saxons... de second rang... sont courageusement recensés, ne devons-nous pas nous interroger sur la solidité du bastion ? L'édifice reste à construire, et il ne sera pas fait d'un seul bastion mais de plusieurs-galeries enchevêtrées, "à la Vauban", nous répondra sans doute G. Hodgson, nous invitant à poursuivre avec lui et beaucoup d'autres, une entreprise qui n'a de sens qu'en se construisant : l'enrichissement (ou la complexification) de notre regard sur nos actions, individuelles et collectives, institutionnelles ou conventionnelles, (ou pour parler comme G. Hodgson macro-économiques ou micro-économiques) devient le projet de nos exploration.
C'est cet argument téléologique qui fonde aujourd'hui le développement des sciences de la complexité ; et je crains que G. Hodgson ne l'ait que trop partiellement perçu : dans sa discussion de la complexité des systèmes économiques selon Hayek, il restreint la conception de la complexité à celle des systèmes autopopoïetiques ou auto-organisants, tel qu'en effet la biologie et la thermodynamique ou la cinétique chimique les formalisent : I. Prigogine, E. Laszlo, K. Boulding, M. Zeleny ou P. Weiss seront ses références, et il ignorera en pratique H. Von Foerster, H. Atlan, F. Varela, J.P. Dupuy et surtout E. Morin. En restreignant le regard à celui des "Théories énergétiques" de la matière et de la vie, il ne verra pas aisément les composantes cognitives, affectives, imaginatives de l'acte modélisateur : s'il ne s'agit plus, selon le mot de P. Valéry, "de chercher des explications mais des représentations" (afin de comprendre, ou de créer du sens à l'action humaine), la modélisation des systèmes complexes ne se réduit plus à la démonstration de la cohérence énergétique du hasard (le désordre des interactions "micro") et de la nécessité (l'ordre des régulations "macro"). Entre hasard et nécessité peuvent émerger des possibles, des possibles (modélisés) qui deviennent projets dès lors qu'ils ont été eux-mêmes conçus par projets. Cette reconnaissance du caractère téléologique de la modélisation des phénomènes économiques est sans doute perçue par G. Hodgson, mais trop "prudemment" (cf. p. 214 + p. ex.), sans qu'il en tire les conséquences en terme de modélisation de la complexité. La conséquence curieuse de cette prudence sera sensible au lecteur familier de l'oeuvre de H.A. Simon : à s'en tenir aux seules conclusions "opérationnelles" de cette vaste synthèse, on trouvera que deux courts articles de H.A. Simon, rédigés vers 1980, en disent un peu plus aux économistes en particulier que le gros essai de G. Hogdson : le chapitre intitulé "Rationality and Teleology" de "Reason in Human Affairs" (1983), et le chapitre intitulé "Social Planning, Designing the Evolving Artifact" de "The Sciences of the Artificial" (1981).
Qu'on n'en conclue pas pourtant qu'il suffise de substituer ces 40 pages aux 400 pages de G. Hodgson : depuis dix ans, les 40 pages d'H A. Simon n'ont pas encore pénétré la culture des économistes, ou si peu. En jouant le jeu de l'exploration scrupuleuse de la formidable entreprise de modélisation interdisciplinaire construite depuis deux siècles par la science économique, G. Hogdson sera sans doute plus convaincant. Il nous restera alors à restaurer au sein de la science économique non seulement les sciences du mouvement et les sciences de la vie (l'énergétique), mais aussi les sciences de la cognition et de la communication : H A. Simon et G. Bateson ont déjà ouvert les voies, J. Dewey, J. Piaget, E. Morin ont reconstruit les socles épistémologiques, et par ce "Economics and Evolution" G. Hodgson nous démontre à nouveau la "faisabilité" de cette entreprise. En poursuivant dans cette pratique modélisatrice ambitieuse, l'enrichissement de nos regards épistémiques, la science économique va contribuer aux développements contemporains des sciences de la complexité, si elle suit les voies de l'ouverture telle que celle que nous propose G. Hodgson, au lieu de persister à s'enfermer dans son bunker disciplinaire comme l'y invitait il y a peu encore A. d'Authume ou M. Allais dans le numéro de déc. 1993 du "Monde des Débats".
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003