Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de SOULEZ Antonia (Ed.) : |
« L'Architecte et le philosophe » Ed. P. Mardaga. Liège, 1993. 167 pages. |
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC |
Pourquoi la métaphore complexe de l'architecture pénètre-t-elle si aisément tous les exercices de la pensée, de la réflexion philosophique à la programmation informatique ? Paul Valéry a proposé quelques réponses à cette interrogation, réponses si riches qu'elles rendent parfois dérisoires ou purement académiques les exercices de style des philosophes professionnels qui prétendent renouveler le sujet : ce recueil d'articles, plus construit par le jeu d'un empilement quasi aléatoire que conçu en élaborant un projet épistémologique réfléchi, confirme hélas cette impression. Et pourtant l'ouvrage intéressera les recherches en sciences de la complexité parce qu'il agit comme un "révélateur" : construire (to build) n'est pas concevoir (to design), et toute réduction de l'architecture comme de la pensée au seul exercice de construction selon un plan (mystérieusement) donné, excluant l'essentiel, la conception du plan, et sa permanente reconception, va s'avérer appauvrissante ou sclérosante. C'est en lisant le bel article de Philippe Boution "Conception et Projet" que l'on percevra par contraste, le prix de cette réduction de la conception (architecturale ou non) à la seule construction. (Cette réduction "du penser au bâtir" dirait Ph. Boution). Sur les huit articles de l'ouvrage, c'est pratiquement le seul qui se référe à la conception et en fasse le coeur de l'acte architectural (ou philosophique... ou scientifique : concevoir, n'est-ce pas modéliser : dessiner à dessein, to design). En particulier l'interprétation que M. Lagneux propose de la célèbre métaphore de K. Marx sur "L'abeille et l'architecte" révèle a contrario l'effet pervers de cette réduction de la conception à la construction : en prenant à la lettre la formule "construire dans sa tête" et en l'interprétant comme "la mise en oeuvre d'une oeuvre d'un plan préconçu" (p. 82), M. Lagneux ne voit pas que l'important pour l'architecte n'est pas d'abord de mettre en oeuvre un plan, mais de le concevoir. Et celui-ci n'est jamais ni donné ni seul nécessaire !
Cette inattention va l'inciter à un éloge bien naïf de l'anti-constructivisme de Hayek, dont il ne verra pas qu'il est précisément une dénégation de l'humanité de l'architecte, du philosophe,.. et du citoyen ! Si bien que nous serons invités à ne pas confondre un constructivisme présumé marxiste (tant pis pour le matérialisme dialectique ?) et cartésien (pauvre Descartes bien mal lu par Hayek) avec le constructivisme architectural russe des années vingt !... Mais on ne nous dira rien du constructivisme épistémologique (et, lui aussi, dialectique) si magistralement restauré par J. Piaget en 1967... Philosophes et Architectes, lorsqu'ils négligent leur culture épistémologique, ne parviennent décidément pas à nous faire progresser dans notre intelligence de la complexité de l'acte de "construction de forme".
Parce qu'il l'a vu, compris et argumenté, Philippe Boution nous incitera à ajouter ce recueil dans notre bibliothèque des sciences de la complexité, dès lors que nous recopierons sur sa couverture la phrase par laquelle il conclut son article (et que n'ont pas "entendu" les autres rédacteurs) : "Car il reste à penser que la conception n'est pas la construction"... et cette complexité de l'acte de concevoir nous aide précisément à mieux concevoir la complexité de nos actes.
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003