La "production" de l'Institut de Santa Fé reste aussi impressionnante que passionnante pour les chercheurs en sciences de la complexité en quête de stratégies d'investigations tâtonnantes ("heuristic search"). Sous le prétexte d'une initiation à la biologie théorique,WD. Stein et F. Varela ont rassemblé une douzaine d'études que l'on peut lire comme autant d'exercices de modélisation à fin de compréhension de ces systèmes perçus complexes que sont habituellement pour nous les systèmes vivants. En trois parties privilégiant (1) les processus d'émergence de formes nouvelles au fil du temps, (2) les processus de développement et d'identification des "individus", et (3) les processus de communication entre agents (ou individus) multiples reliés au sein de quelque réseau.

Les biologistes, théoriciens ou non, débattront sans doute de la pertinence et de l'importance relative de ces différentes études ; mais l'intérêt de ce recueil, et la raison de son inscription dans la bibliothèque des sciences de la complexité, tient à son étonnante "lisibilité" : en se développant, la biologie théorique forge son langage, et ce langage est aisément intelligible dès lors que l'on s'efforce de modéliser la complexité. On est dès l'abord impressionné par le fait qu'une culture classique en physiologie, en théorie de l'Evolution, en dynamique, en chimie et en théorie de l'organisation ou de la computation, permet de "comprendre" les développements de chercheurs, qui pour la plupart ne font pas spécifiquement profession de biologie théorique ; le pari des sciences de la complexité est celui de la possibilité d'un langage effectivement interdisciplinaire qui permette de "se comprendre" d'une discipline ou d'une culture à l'autre, sans "se trahir", et sans pour autant se résigner au statut du novice devant l'expert. Je ne crois pas que le dossier rassemblé par W. Stein et F. Varela avait pour but de faire la preuve que ce pari pouvait étre gagné ; mais puisqu'ils nous donnent ce résultat par surcroît, pourquoi nous en priver.

Dans leur introduction, ils nous invitent à faire attention à quelques "héros" (longtemps méconnus) de la biologie théorique, et en particulier à C.H. Waddington (le père de la théorie du "Paysage Epigénétique"), ou à J. Lovelock (le père de "l'Hypothèse Gaïa"),ou à W. Mc Culloch (le pére de la théorie des réseaux neuronaux) ou à J. Danielli (le pére de la théorie des fonctions de la membrane cellulaire). Héros dont les arguments modélisateurs vont catalyser aussi bon nombre des investigations contemporaines en sciences de la complexité. Par modestie, ils n'ajoutent pas à cette liste de héros Maturana et Varela pour leur théorie de l'autopoïese, mais certains de leurs auteurs s'y référeront, eux aussi, volontiers.

Sans doute les "bio" protesteront-ils contre ces incursions dans leur domaine : avec E. Morin nous leur dirons que "nous ne faisons que passer", sans rien déranger ! Et que les concepts ne sont la propriété privée d'aucune discipline, dès lors que l'on veille à l'exigence épistémologique qui assure leur bon usage en modélisation de système perçu complexe.

Complexité qui nous aide à mieux comprendre le terrible défi scientifique de la biologie : elle ne parvient toujours pas à "définir" la vie autrement que par des tautologies (il en est plusieurs, toutes intéressantes, dans les articles de ce dossier) : comment une discipline incapable de définir son "objet" peut-elle se prétendre scientifique ? En faisant de cette définition son "projet" permanent ! Changement de regard, de l'objectif au projectif, qui nous aidera peut-être à faire de la "viabilité" une notion un peu moins... subjective...qu'elle ne l'est encore !

J.L.M.