Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de DECLERCQ Gilles : |
« L'art d'argumenter. Structures rhétoriques et littéraires » Editions universitaires. Paris, 1993.283 pages. |
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Ce n'est pas tant de l'art que de la science de l'argumentation que G. Declercq va nous entretenir ici, nous invitant à redécouvrir des savoirs oubliés, si précieux pourtant pour nous guider dans l'intelligence du monde : la rhétorique n'est-elle pas, avec la dialectique, la science de l'argumentation ? Comment inventer, en gardant raison, sa prochaine action dans un univers d'une irréductible complexité ? Comment raisonner pour convaincre et se convaincre de la pertinence, ici et maintenant de ce projet d'action, lorsque l'illusoire syllogisme parfait révèle enfin son impuissance "à rendre compte du réel" ? Jean-Blaise Grize, que`G. Declercq n'a peut-être pas assez lu, proposait il y a peu, d'inciter les conseillers, qu'ils soient experts ou prescripteurs, à conclure leur recommandation par la formule : "C.Q.F.A." ; Ce Qu'il Fallait Argumenter". Sage recommandation qui nous incitera souvent à convenir que si nous savons, en principe, bien "démontrer", syllogistiquement, nous ne savons guère "bien argumenter", dialectiquement et rhétoriquement. Sans doute parce qu'on ne nous l'a jamais appris ? Ne sommes nous pas tous des "Monsieur Jourdain" de la Rhétorique ? Rhéteurs sans le savoir, nous argumentons mal ou maladroitement, comme nous parlerions en prose sans avoir appris à écrire et en n'ayant que le parler-en-vers comme modèle idéal de référence ? La logique formelle, ou la syllogistique, n'est-elle pas bien souvent notre seule référence quant au "bien penser" depuis qu'Arnault et Nicole ont intitulé leur traité de logique "La logique ou l'art de penser" en 1680 ! Ne pouvons nous pourtant apprendre ou réapprendre les quelques propositions, rôdées par une expérience plus que bimillénaire, de la science de l'argumentation ? Après quelques autres, en pédagogue enthousiasmé par son sujet, G. Declercq nous y aide ici, relisant soigneusement la Rhétorique et les Topiques d'Aristote, et les mettant en perspective avec la syllogistique des Analytiques, puis nous invitant à lire les textes du grand restaurateur contemporain de la "Nouvelle Rhétorique", Ch. Perelman. Exercice qu'il complète par une bonne synthèse des principaux travaux qui depuis trente ans à peine s'accumulent (en Europe surtout) sur ce renouvellement des sciences de l'argumentation conforté par ceux de la pragmatique, de la sémiotique et, (mais il ne prononce pas le mot) de la logique naturelle.
Un bon manuel donc, que complète une seconde partie plaisante à lire consacrée à quelques travaux d'illustration de la rhétorique à l'action : par l'examen de quelquestextes dits "littéraires", révélateur de la puissance des stratégies cognitives du rhéteur.
Complément qui sans doute découragera plus d'un scientifique qui aurait peut-être eu envie de lire ce traité de rhétorique pour exercer sa propre intelligence raisonnante : on rêve du cahier qui reprendrait des articles de chimie, de biologie, de physique, d'économie, d'astrophysique ou de pharmacologie et qui montrerait ce que permet de raisonner, et surtout ce qu'aurait permis de raisonner, une maîtrise cognitive du raisonnement dialectique par leur auteur. Peut-être alors convaincra-t-on plus aisément, enchevêtrant Ethos (l'orateur), Pathos (l'auditoire) et Logos (le discours), les scientifiques contemporains à se libérer des carcans du syllogisme hors duquel ils s'interdisent de raisonner ?
Mais cet exercice ne suffira pas : il faut je crois souligner une grave lacune de l'exposé de G. Declercq, grave en ceci que ses lecteurs, admirateurs ou adversaires, ne la verront pas : en "fondant" le raisonnement syllogistique parfait, Aristote avait su, au prix d'une ascése intellectuelle exemplaire, formuler trois axiomes, à jamais indémontrables et qui ne contraignent en rien la raison a priori : les trois axiomes qui fondent en raison le droit à la déduction, le droit au "donc". Axiomes si contre-intuitifs aujourd'hui que leur seul rappel suffirait à dissuader de l'usage des raisonnements syllogistiques qu'ils justifient - dès lorsque l'on raisonne... "dans les affaires humaines". Ces trois "axiomes de la logique" (d'Aristote à Boole, Fregge, Russell...) furent longtemps scrupuleusement explicités... jusqu'à ce qu'ils deviennent "connaissance commune"... ou "non-dit-partagé". Mais qui s'assure aujourd'hui que nous les partageons ? G. Declereq s'étonnera sans doute qu'on lui fasse grief de son oubli : tant d'autres, avant lui, le commettent aussi. Mais n'aurait-ce pas été une belle illustration de la fécondité de la science de l'argumentation que de nous montrer qu'elle conduit aussi à s'interroger sur ses propres fondements ? Le raisonnement dialectique, par lequel parfois "émerge le nouveau et le sens", ne se fonde-t-il pas sur l'hypothèse que le non faux n'est pas toujours le vrai initial ?...
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003