Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de DASGUPTA Subrata :
« Design Theory and Computer Science ; Process and Methodology of Computer Systems Design »
     ,Cambridge University Press, Cambridge UK, 1991, 428 p.

L'écart est si grand entre le degré d'achèvement d'une science de la conception (s'articulant en théories de la conception) et l'extrême parcimonie des enseignements effectifs de la discipline, que l'on ne peut que se réjouir de la publication de ce volumineux manuel, qui tente une quasi synthèse de l'état de l'art dans le domaine. Et qui, pour une large part, la réussit ! Certes avec quelques biais, les uns conscients, ceux liés au champ d'application privilégié par l'auteur (la conception des systèmes informatiques matériels et logiciels), les autres moins, (ceux liés à l'incomplétude de la réflexion épistémologique sur le statut des sciences de la conception, pourtant remarquablement développés depuis 25 ans par H.A. Simon : l'auteur le cite, s'en inspire souvent, mais il ne semble pas vouloir expliciter les enjeux du clivage entre les sciences d'analyse et les sciences d'ingénierie).

En acceptant d'entendre la conception dans son ineffable complexité (enchevêtrant inextricablement le processus cognitif et sa production), S. Dasgupta affronte loyalement une difficulté qu'il sait grande, puisque la plupart des théories "classiques" de la conception (et en particulier celles issues des sciences "appliquées", mathématique, informatique, génie civil, etc...) veulent ignorer cette complexité en ne traitant que des "problèmes bien structurés". Il a su bien lire et s'approprier bon nombre des recherches d'H.A. Simon et de ses collègues sur les processus cognitifs de conception mal structurés et sans but final, et s'en inspirer assez pour proposer une lecture intelligemment critique des premières. Il a bien vu surtout le paradoxe de la conception dégagé par H.A. Simon, qui est de devoir être à la fois un processus descriptif et normatif (ou prescriptif) : le résultat devra toujours pouvoir être décrit (ce qu'il fait, comment il le fait ?) et prescrit (ce qu'il devra ou devrait faire ?), étant rappelé que le processus appartient inséparablement au résultat ! H.A. Simon a mis envaleur la puissance modélisatrice apportée au modélisateur par cette hypothèsefinalisatrice (ou téléologique) qui peut ainsi dépasser sans cesse les limites fermées dela description présumée objective par la prise en compte du "projet" de la conception(substituer une "projectivité" à "l'objectivité"), puis agencer une série d'interactionscognitives entre les deux niveaux. Mais, pendant longtemps, enfermé dans l'illusoirecritère d'objectivité présumé garant de la rigueur scientifique du raisonnement duconcepteur, les théories "scientifiques" de la conception se sont enfermées dans desmodèles ou des méthodes pétrifiés et pétrifiants ! Modèles et méthodes qui sontcependant susceptibles de fournir au concepteur des heuristiques modélisatrices parfoisbienvenues. S. Dasgupta va présenter ces modèles et méthodes dans une longue seconde partie (la moitié du livre), en les articulant en cinq "paradigmes", qu'il va illustrer et discuter : le "paradigme A.S.E.", (le plus classique, pour "Analyse - Synthèse- Evaluation"), et le "paradigme du formalisme de la conception" (que préférent trop les programmeurs informatiques), peu différent du "paradigme des algorithmes de conception" (que cultive la CAO) d'une part, et d'autre part le paradigme q uej'appellerai volontiers "De la Symbolisation tâtonnante" pour reprendre l'image célèbrede A. Newell et H.A. Simon ("Symbol and Search", 1975), et qu'il appelle de "l'Intelligence Artificielle", proche du paradigme de la "Conception plausible", qu'affectionne l'auteur : le concept de "plausibilité", emprunté à G. Polya, lui fournit en effet un "pont" reliant plus symboliquement qu'effectivement me semble-t-il, les premiers aux derniers. L'inconvénient de cette présentation est qu'elle le conduit à passer trop vite sur des "méta-heuristiques" puissantes, telles que "la modélisation Moyens x Fins" dégagées et expérimentées depuis longtemps par H.A. Simon, alors qu'il développe longuement quelques méthodes formelles dont il soulignera ensuite les sévères limites !

Dans une dernière partie, il présente sa thèse (empruntée plus qu'il n'en convient à des travaux importants de P. Langley et H.A. Simon sur "les processus de découverte scientifiques", 1987), qui est d'exploiter l'isomorphie observable entre les processus cognitifs de conception et les processus cognitifs de découverte (ou plutôt d'invention) scientifique. Cette thèse de la "Conception comme Découverte Scientifique" (le "DSD model" !) s'avère instrumentable (les "expériences par la pensée", p. ex.) et commode d'usage, source de nouvelles heuristiques.

Sans doute n'a-t-il pas vu l'autre "paradoxe du concepteur" dégagé par Edgar Morindans La Méthode (Tome 1, 1977), mais il peut arguer de ce que le livre n'était pas encore traduit en anglais quand il écrivait... et que rares sont les francophones qui ont attiré l'attention de la communauté scientifique sur ce paradoxe : le concepteur doit non seulement expliciter son propre point de vue, mais il doit aussi s'efforcer d'en avoir plusieurs, et surtout de construire un méta-point de vue, un point de vue sur les pointsde vue. Difficulté cognitive que l'on ne résoud pas par un traitement juridique du contrat entre le maître d'ouvrage et le maître d'oeuvre (même si parfois... "ça aide" !!).

Au total un bon manuel, bien documenté, relativement complet, écrit d'abord pour les informaticiens mais que les autres liront aisément. Les enseignants ne pourront plus prétendre qu'ils n'enseignent pas les sciences de conception parce qu'ils n'ont pas de manuels !!!

J.L. Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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